Actualité et archéologie du Moyen-Orient et du monde de la Bible

Une variété de pains pour un même mystère

Augustin Bernard-Roudeix
11 juillet 2024
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L’aspect du pain - De prime abord, ça change de l’hostie romaine catholique, mais consacré, ce sera la même présence réelle de Jésus le Christ. ©MAB/CTS

La multiplicité des Églises présentes en Terre Sainte est une de ses plus belles richesses. L’Église latine cohabite avec des Églises orientales dont les spécificités liturgiques ne pouvaient pas ignorer le pain, élément eucharistique essentiel. Terre Sainte Magazine est allé à la rencontre de représentants de certaines de ces Églises pour en savoir un peu plus sur ce sujet entre boulangerie et théologie.


En charge de la communauté maronite de Jérusalem, le père Antoine Doueiyh dispose des petits disques à la couleur légèrement brune sur un meuble de sa sacristie. Ce sont des hosties, utilisées dans la tradition romaine de l’Église catholique pour célébrer l’eucharistie. “De l’eau, de la farine de blé et c’est tout !” Le père Antoine insiste sur la simplicité de la recette de ce pain liturgique, le plus souvent préparé par des communautés religieuses. Deux seuls ingrédients qui permettent toutefois des petites variations : “J’ai d’abord utilisé pour ma paroisse des hosties blanches fabriquées à Jérusalem, mais je les trouvais un peu fades. Je les fais venir du Liban désormais.” Ces hosties Made in Lebanon doivent leur couleur un peu plus prononcée à un repos d’une nuit laissé à la pâte avant la cuisson. Alors que les blanches sont cuites immédiatement après la réalisation du mélange et n’ont pas le bon goût de gaufrette de celles du père Antoine. Qu’importe leur couleur, ces hosties sont le résultat d’une pâte étalée finement avant une cuisson rapide. Un procédé qui permet d’éliminer l’humidité et d’aboutir à un pain très sec. Elles peuvent ainsi se conserver longtemps et être expédiées facilement aux paroisses.

De la prothèse à l’autel – Les oblats reposent sur la prothèse avant d’être apportés en procession au maître-autel. ©MAB/CTS

Tradition orientale

Le pain que nous présente Yasser Al-Ayyash, vicaire patriarcal grec-catholique de Jérusalem, est tout autre : il est levé et porte les marques laissées par un tampon apposé sur le pâton avant sa cuisson. “L’Église grecque-catholique, aussi appelée melkite, est en communion avec Rome. Nous avons cependant conservé la tradition byzantine qui a toujours prôné l’utilisation d’un pain levé” explique-t-il. Le père Al-Ayyash insiste sur l’idée de tradition plutôt que sur celle d’un rite ou d’une liturgie spécifique : “Rome respecte cette tradition orientale et nous encourage même à la pratiquer ! Nous maintenons aussi celle du pain béni.” Ce pain est la partie de la miche qui n’a pas été consacrée mais seulement bénie à la fin de la messe. Il est distribué aux fidèles qui ne remplissent pas les conditions spirituelles pour recevoir la communion, comme l’obligation chez les melkites de s’être confessé avant de communier.

Cette tradition byzantine est aussi suivie par l’Église grecque-orthodoxe. Attalah Hanna, archevêque de Sebastia, insiste sur le caractère sacré de la fabrication du pain en amont même de sa préparation : “Elle doit être menée par une personne orthodoxe, croyante, pratiquante et en capacité de communier. Celle-ci doit être dans un état d’ascèse et de jeûne depuis minuit. La fabrication est menée en prière et en silence afin d’aboutir à un pain digne d’être présenté à Dieu”. Comme le pain des melkites, il est marqué en son centre des lettres grecques IC XC NIKA (Jésus Christ victorieux) et sera consacré comme Corps du Christ au cours de la divine liturgie. “Notre célébration suit chaque étape de la vie de Jésus, depuis la Nativité jusqu’à la Résurrection. Le pain est apporté sur un premier autel annexe pour y être tranché en plusieurs parties. Les bords sont bénis et représentent la Vierge Marie, les saints, les archanges, les vivants et les morts. Ils seront distribués aux fidèles et c’est aussi le premier aliment que j’absorbe chaque jour au réveil. Cette étape accomplie, le cœur du pain est porté sur un second autel représentant le Tombeau. Il y sera consacré comme Corps du Christ pour la communion.” Comme un bon pain traditionnel, il est levé grâce à un levain strictement naturel alimenté par une partie de la pâte préservée sur la dernière fournée.

©Augustin Bernard-Roudeix

La tradition byzantine impose une communion à des conditions plus strictes que de nos jours la latine : “Les fidèles doivent être à jeun depuis minuit et avoir reçu l’absolution après s’être confessés. La communion n’a lieu que le samedi et le dimanche et le prêtre qui officiera commence à s’y préparer spirituellement trois jours avant la divine liturgie” explique l’archevêque de Sebastia. La communion se fait toujours au pain et au vin, distribués avec une cuillère chez les orientaux. Ces deux espèces consacrées doivent être consommées en intégralité à la fin du rituel. Cette règle connaît des exceptions pour les malades : “Dans ce cas de figure, le prêtre doit utiliser un calice spécial et se rendre auprès du fidèle. Il ne doit parler à personne entre le moment de la consécration et la communion de la personne empêchée de se rendre à l’église.” précise l’archevêque. La liturgie prévoit aussi une communion urgente pour les mourants : un deuxième pain est consacré le Jeudi saint et conservé toute l’année dans un tabernacle spécial pour cette situation.

Pain levé ou pas ?

Présente à Jérusalem depuis le IVe siècle, l’Église arménienne apostolique aborde la question du pain selon sa propre tradition, qui diffère des romaine et byzantine. “Le pain doit être préparé la veille de la célébration pour être le plus frais possible, il faut présenter le meilleur à Dieu” explique le père Samuel Aghoyan, supérieur arménien du Saint-Sépulcre. Le pain liturgique arménien, le nshkhar, est traditionnellement préparé par le même prêtre qui officiera le lendemain. Il est souvent illustré d’images religieuses, telles que les épisodes de la Crucifixion ou de la Résurrection, apposées sur les pâtons avant la cuisson.

©Augustin Bernard-Roudeix

Le père Aghoyan a endossé de nombreuses fois le rôle de boulanger aux États-Unis où il avait charge de paroisses avant de rejoindre Jérusalem : “Faire du pain n’est pas très compliqué mais ici, au monastère Saint-Jacques, il faut en produire une vingtaine quotidiennement. Ils sont utilisés pour les célébrations à Jérusalem et dans d’autres lieux saints comme à Bethléem. Un prêtre est donc chargé de la préparation des nshkhar pour toutes ces communautés.” Des prières sont récitées au cours de la fabrication par le prêtre, ou il peut se faire assister par un préposé en charge de la lecture des saintes Écritures durant l’opération. “La présence d’un prêtre au fournil n’est pas obligatoire et ce travail peut être réalisé par d’autres personnes adaptées. Cette charge était précédemment occupée par une paroissienne célibataire” précise le père Aghoyan.

Deux règles doivent néanmoins être strictement respectées : “Le nshkhar doit être confectionné avec la meilleure farine disponible sur le marché et ne pas être levé. Notre liturgie se fonde sur le dernier repas du Christ partagé avec ses disciples et les Évangiles nous enseignent qu’il s’agissait d’un repas pascal avec des pains non levés.” insiste le père Aghoyan.

L’utilisation d’un pain levé ou non dans les traditions romaine, byzantine et arménienne est une question qui a passionné les débats liturgiques depuis l’origine du christianisme, jusqu’à jouer un rôle dans le grand schisme de 1054 et la séparation des Églises d’Orient et d’Occident. Les tenants des traditions latine et arménienne se réfèrent aux évangiles synoptiques (Marc, Matthieu et Luc) qui décrivent sans ambiguïté la Cène comme un repas pascal. En juif pratiquant, Jésus aura alors partagé avec ses disciples du pain non levé. La tradition byzantine suit de son côté l’Évangile de Jean pour qui ce repas a lieu avant la Pâque. Selon les écrits johanniques, Jésus est crucifié le jour de la préparation de cette fête dans un parallèle avec le sacrifice de l’agneau pascal pratiqué par le judaïsme de cette époque.

L’archevêque nous invite toutefois à ne pas considérer ces différentes traditions comme des facteurs de division, d’autant plus qu’elles s’accordent toutes sur le mystère de la transsubstantiation, c’est-à-dire de la présence réelle du corps du Christ dans le pain consacré. “En tant que prêtre orthodoxe, je suis heureux d’évoquer ce sujet dans les pages d’un magazine catholique. Nous sommes ici en Terre Sainte et nous y mettons toujours l’accent sur ce qui rassemble les chrétiens plutôt que sur ce qui les sépare !” sourit l’archevêque de Sebastia.

Dernière mise à jour: 11/07/2024 16:03