Pour le père Frédéric Manns, la « religion des Droits de l’homme » aboutit à un humanisme sans horizon. Quoiqu’il en soit de ces difficultés, le dialogue entre judaïsme et le christianisme devrait aider à voir l’humanité comme un chemin.
Depuis Vatican II les chrétiens admettent la permanence du peuple juif après l’incarnation du Christ. Ils croient même que l’idée de permanence du peuple juif contribue d’une certaine manière au salut des nations. Le dialogue n’est pas encore entré dans une phase sereine de discussions. Pour les juifs, l’idée même d’incarnation de Dieu – qui est au centre du christianisme – est un retour à la mythologie grecque. Il était inconcevable qu’un être humain puisse partager la nature du Très-Haut. Si le christianisme insiste sur l’incarnation de Dieu, c’est qu’il trouve cette idée déjà annoncée dans les livres sapientiaux de la Bible. La sagesse qui est sortie de la bouche de Dieu, qui est donc sa parole, veut dresser sa tente au milieu des hommes : « En Jacob dresse ta tente, en Israël aie ton héritage… Je me suis enracinée dans un peuple glorifié, dans la part du Seigneur, dans son héritage » (Ben Sira 24, 8-12). Les pères de l’Eglise trouveront des formules bien frappées pour expliquer le sens de l’Incarnation : « Dieu se fait homme pour que l’homme retrouve sa vocation à être divinisé. »
Pourquoi alors dialoguer ? A cette question le pape Jean Paul II a répondu : pour savoir qui nous sommes. C’est l’identité chrétienne qui se définit face au judaïsme dont elle vient, mais qu’elle ne pourra jamais complètement assimiler.
L’introduction des textes de l’Ancien Testament dans la liturgie chrétienne montre bien que la méditation chrétienne ne peut pas oublier la parole de Dieu telle qu’elle a été prononcée dans toute la Bible. Il est vrai qu’il existe une lecture juive de l’Ecriture et une lecture chrétienne. Trop longtemps la lecture juive de l’Ecriture fut considérée par les chrétiens comme étant une lecture charnelle, tandis que la foi ouvrait à une lecture spirituelle. L’universalité de la nouvelle alliance était censée avoir mis fin au privilège héréditaire des descendants d’Abraham. Les Ecritures annonçaient le règne de la charité. « Les Juifs, comme dit Pascal, furent déçus par l’avènement ignominieux et pauvre du Messie et ils en devinrent les plus cruels ennemis. »
La réconciliation entre frères est possible seulement si on voit dans le visage du frère le visage de Dieu (Gen 33,10).
Il est vrai que les disciples de Jésus reprochent dans les évangiles à ceux des juifs qui n’ont pas suivi leur maître d’avoir été aveuglés par des images de grandeur. Cette polémique ne peut pas être rapportée à l’essence du juif qui serait charnel, alors que le chrétien serait spirituel. La conséquence est que l’accusateur se rend coupable de ce dont il accuse l’autre : au juif on reproche le goût de la puissance, mais cela risque d’alimenter la volonté de puissance du chrétien.
Le passé n’a pas été glorieux. Mais la situation présente est bien changée, en particulier pour la minorité chrétienne qui vit dans l’Etat juif. Les juifs qui jadis étaient en marge du monde sont maintenant dans le monde et ont un Etat. Ils sont même au centre du monde en souvenir de la Shoah constamment rappelée. A l’opposé le christianisme européen, par la sécularisation, apparaît comme dépossédé de ses prétentions passées. Juifs et chrétiens doivent revenir sur leur propre histoire pour se placer autrement dans le monde les uns par rapport aux autres et se reconnaître charnels et spirituels à la fois.
Après la shoah les démocraties européennes ont répondu par la religion de l’humanité, c’est-à-dire par l’universalisme de l’idée du semblable et la condamnation de tout ce tout ce qui sépare les hommes. Pour se défaire de son passé l’Europe ne veut garder de son héritage que l’universalité des droits de l’homme.
Mais cette nouvelle religion de l’humanité ne résout aucun problème. A l’heure du sans frontiérisme l’Etat juif apparaît de nouveau pour beaucoup de gens comme un vestige du racisme séparateur. Alors que l’Eglise a abandonné la réprobation du juif, la démocratie moderne la reprend à son compte. Tant que le problème palestinien ne sera pas réglé des explosions d’anti-israélisme verront le jour partout où des musulmans fanatiques chercheront à défendre la cause de l’Islam.
La religion de l’humanité est la religion des droits de l’homme. Mais cette religion obsédée par le passé aboutit à un humanisme sans horizon qui se pose en juge de l’histoire et finit par s’en prendre au juif en la personne d’Israël. Celui qui attente à la dignité d’un homme, quel qu’il soit, inspire un sentiment d’horreur analogue à celui du croyant qui voit profaner ses valeurs sacrées. L’islamisme radical qui veut imposer la charia dans de nombreux pays ne peut pas supporter qu’un musulman soit l’objet de discrimination en Israël, de même qu’Israël monte sur ses créneaux lorsqu’un juif ou une synagogue est attaquée dans le monde.
Le judaïsme et le christianisme doivent être conscients de ce qui fait leur force possible : moins leur performance historique dont le bilan sera toujours contesté, que ce qu’ils peuvent faire espérer, puisqu’ils sont les deux seules religions à se déterminer en fonction d’une fin et à voir l’humanité comme en chemin. Pour des personnes traumatisées par un lourd passé le dialogue ne sera pas facile. Seul le pardon offert et accepté ouvrira la voie de la réconciliation.
Dernière mise à jour: 19/11/2023 18:30