Durant des années, il a travaillé dans l’obscurité d’une chambre noire pour développer les photos qu’il prenait. Aujourd’hui son révélateur, ce sont deux scanners professionnels et les photos datent de la fin du XIXe au début du XXe siècle.
Le frère Jean-Michel de Tarragon, op, constitue le plus riche fonds photographique de clichés de Terre Sainte conservé « in situ ».
Si vous cherchez à quitter Jérusalem avec un souvenir qui ne soit ni religieux, ni lourd, ni encombrant, vous pourrez porter votre choix sur de vieilles photos de Terre Sainte. On en trouve dans de nombreux magasins mais l’un ou l’autre sont spécialisés. La plupart des retirages vendus en ville proviennent de la collection dite American Colony Photographers, libre de Droits sur internet, ou du fonds photographique d’Elia Kahvedjian qui commença à photographier Jérusalem en 1924.
C’est vrai qu’elles sont belles. Leur tirage n’est pas toujours de la meilleure qualité mais on se laisse tenter néanmoins par le pittoresque, la beauté, un temps si proche et si lointain et les traces splendides d’une culture palestinienne qui pourrait s’éteindre. Mais il est un autre fonds qui commença de se constituer dès 1890, soit trente ans avant. Il n’est pas connu car il n’est pas dans le domaine public et personne aujourd’hui ne songe à en faire commerce. Il y aurait pourtant de quoi !
Ce trésor, témoin lui aussi, à travers l’œil d’un objectif, de la vie de la Palestine à la fin du XIXe et au début du XXe c’est celui de l’École biblique et archéologique française des Dominicains, située au couvent Saint-Étienne non loin de la porte de Damas.
Depuis 2001, le frère Jean-Michel de Tarragon, Dominicain, professeur d’exégèse, d’histoire de l’Ancien Testament et de langue ougaritique à l’École, redonne vie et pérennise ce trésor qu’il numérise patiemment.
L’École biblique à la pointe
La première photo des Dominicains a été faite par le fondateur de l’École lui-même, le père Lagrange. Ce qui est fascinant c’est qu’alors que la photographie se répandait à peine dans les sphères privées à cause de son coût encore prohibitif, dès sa création, les fondateurs et élèves de l’École l’utilisèrent pour leurs recherches scientifiques, lors de leurs excursions et explorations. Nous étions en plein orientalisme, un courant littéraire et artistique qui ne manqua pas d’influencer certains des photographes. La série des portraits de Bédouins jordaniens est saisissante de ce point de vue. Horace Vernet, Ingres ou Delacroix auraient certainement voulu signer pareilles œuvres d’art.
De la photo d’art déjà
Sur une des tables de la photothèque est couché le portrait en pied de l’un d’entre eux. Il n’a pas d’âge, les traits sont burinés, le port est fier sans ostentation… quelle noblesse et quel art dans le traitement de la lumière. « Volontairement, les contrastes des photos sont retouchés le moins possible pour apprécier exactement la qualité du travail photographique. » explique le frère Jean Michel. C’est tellement prodigieux que c’en est émouvant. « Ces tirages sont les retours d’une exposition qui s’est tenue à Amman. Tandis que nous Européens nous nous extasions devant ce travail, sa qualité mais plus encore la richesse d’une culture ancestrale, les élites jordaniennes issues de ces tribus bédouines chrétiennes, sédentarisées ont du mal à regarder ce passé. C’est seulement notre émerveillement qui amène certains à se réconcilier avec l’histoire de leurs si proches ancêtres. »
Ce tirage d’une qualité exceptionnelle a été fait à partir du document numérique obtenu pas la numérisation d’une plaque de verre de 18 x 24 cm.
Le père de Tarragon ouvre une armoire. Des centaines de petites boites sont blotties et se serrent les unes contre les autres pour mieux protéger leur précieux contenu. Équipé de gants blancs, le dominicain saisit l’une d’entre elles au hasard, avec précaution mais d’un air gourmand et espiègle. Il l’ouvre, en extrait une plaque de verre qu’on croirait enduite de suie jusqu’à ce qu’il la tende vers la lumière de la fenêtre et révèle un paysage de Madaba en Jordanie.
18 000 photos traitées
L’essentiel des originaux des photos de l’École biblique est sur ces plaques de verre, de formats divers. « Les deux tiers de nos photos sont des négatifs, les autres sont des positifs en verre en vue de la projection. Il y a peu de tirages papier anciens de nos verres, mais nous avons de beaux tirages sépia venant de collections commerciales d’avant 1914, comme les Bonfils. Ils sont intégrés dans la numérisation générale, étant libres de Droits. » précise le religieux.
« Ne vous inquiétez pas pour la lumière, les plaques ne craignent pas une exposition momentanée et de plus les carreaux des fenêtres ont été recouverts d’un film filtrant les ultraviolets. », rassure celui devenu désormais spécialiste de l’archivage de photos anciennes.
« J’en suis à 17 937 photographies scannées. J’arrondis à 18 000. » À vrai dire, la numérisation du patrimoine photographique des Dominicains – quelque 12 500 plaques de verre – est déjà terminée depuis quatre ans mais le père de Tarragon, passionné de photographie – art qu’il exerce lui-même au service du couvent et de l’École (il a participé à une vingtaine de campagnes de fouilles archéologiques comme intendant et photographe) – a très vite partagé ses découvertes et ses émotions, au point que d’autres communautés ou institutions lui ont demandé de procéder au même travail de renaissance et conservation de leur propre patrimoine. Ainsi les pères Jésuites (1 445 photos), l’Institut Albright (école américaine d’archéologie) 525 clichés, l’école Schmitt 139, les pères Blancs 702, les Salésiens 366.
Le contrat est que le propriétaire du fonds conserve les originaux, le père de Tarragon, une fois le travail de numérisation terminé, leur fournit des CD-Roms des fichiers numériques en haute résolution, mais le couvent Saint-Etienne, par son travail, s’est acquis les droits d’usage des photos intégrées à sa base photographique numérique dans des index distincts.
À ces différents fonds, s’ajoutent quelques donations privées, d’anciens élèves notamment, et le fond des Assomptionnistes que les Dominicains ont reçu en dépôt. (voir page 40).
Un trésor inestimable
En plus des verres, il existe de rares tirages papier d’époque, et quelque 300 originaux Bonfils, une famille française installée à Beyrouth au Liban et qui ouvrit un atelier photographique dès 1867. À partir de 1876 et sur plusieurs générations, les Bonfils ont photographié le Proche Orient sous tous les angles. Leurs photographies, dont les tirages papier originaux se monnaient à des prix déjà élevés, sont de nos jours libres de droits.
À l’École biblique, ils sont conservés avec un soin professionnel, mis dans des pochettes plastiques spéciales, conservées dans des classeurs de carton fabriqués sans acide, collés à la colle neutre. « Chaque boîte, faite sur mesure, coûte 65 euros et vient de France. Chaque feuille A3 est garantie aussi sans acide » précise le religieux.
En fait sauf un épisode de mécénat d’entreprise, tous les investissements nécessaires en matériel informatique et d’archivage ont été financés par les Dominicains. En pure perte jusqu’à aujourd’hui, puisqu’ils n’en font pas – à dessein – l’exploitation commerciale qu’ils pourraient. Les quelques clichés publiés jusqu’ici n’ont même pas été vendus. « C’était soit pour des amis soit pour des projets sans budget comme les thèses de doctorat. » Le frère Jean-Michel n’ajoute rien mais on imagine aisément qu’un coup de main pourrait aider à développer de nouveaux projets.
Les photographies que les frères autrefois utilisèrent comme preuves de leurs recherches bibliques, archéologiques et orientalistes sont devenues aujourd’hui un trésor historique inestimable pour l’histoire contemporaine de la Palestine. Un trésor précieusement conservé dans les entrailles de l’École mais le père de Tarragon espère bien le partager largement.
Un partage prévu
Regardant une photo inédite pour lui de la porte Saint-Étienne, dite aussi des Lions, le dominicain s’enflamme soudain. « Magnifique photo et ancienne. On voit que la porte est encore en chicane comme l’étaient toutes les portes de Jérusalem à l’époque. De nos jours cette chicane est demeurée sur les portes de Damas et de Jaffa. La Porte Saint-Étienne, elle, fut ouverte à l’occasion de la venue d’un illustre visiteur logeant à l’hospice autrichien. On a les dates et donc on peut dater aussi ce cliché. En fait, les Turcs ont fait sauter les chicanes pour faire passer les voitures à cheval. Elles ont été conservées à la Porte de Damas. À la Porte de Jaffa, on a carrément détruit la courtine, c’est-à-dire le mur jointif, pour faire passer le cortège de l’empereur Guillaume II, en 1898 ». Chez le père Jean-Michel le photographe, l’archiviste et l’historien tirent ensemble le meilleur parti de chacune des photos.
On comprend quels avantages les historiens, les architectes, les sociologues etc. auraient à accéder à un tel patrimoine.
« Le nouveau projet, explique le père Jean Michel, c’est de rendre tout cela accessible en ligne sur un site qui y soit consacré. C’est en cours d’élaboration. On pourra voir les photos par internet mais elles ne seront pas téléchargeables en haute définition car tout est sous copyright. » « Ce travail, poursuit-il, nécessite de légender chacune de ces photographies. Jusqu’ici, je n’ai fait que numériser les photos. Il faut maintenant les documenter. Pour les Dominicains, comme pour les Jésuites, nous sommes en possession de grands livres de notes, expliquant un à un, de la main des photographes, chacun des clichés. Chaque plaque a été numérotée, et chaque numéro a été reporté sur un livre avec une note descriptive. »
Connaissances nécessaires
Pour toutes les photos en provenance d’autres fonds qui n’auraient pas été annotées avec la même précision voire pas annotées du tout, le Dominicain historien devra mener l’enquête. Ainsi la photo d’un chevet d’église, dont on sait qu’il a été photographié à Jérusalem mais qui ne rappelle immédiatement aucun des édifices connus. L’édifice existe-t-il encore ? Où se trouve-t-il. Ne serait-ce pas l’église qui se trouve dans le quartier de Musrara ? Il faudra se rendre sur place et vérifier.
« Cet exemple est somme toute assez simple. J’estime la partie « facile » de la documentation, à cinq années de travail. Pour le reste, Dieu sait combien de temps cela prendra. »
Le père de Tarragon ne se lasse pas de regarder sur l’écran de son ordinateur ces images riches d’histoires, d’anecdotes aussi. « Il faut voir sur cette photo l’eau s’écouler dans le Cédron. C’est incroyable. C’est une prise de vue que nous ne pouvons plus faire. »
En même temps qu’il parle, frère Jean-Michel poursuit son travail d’archivage, note le chiffre de la plaque, celui du fichier numérique, et place dans une pochette à quatre rabats la plaque de verre originale. « Ainsi, elle est mieux protégée que dans sa boîte d’origine. Les plaques ne peuvent pas être dupliquées mais toute la base de données numériques est conservée en plusieurs jeux. Un dans cette pièce et un ailleurs en cas d’incendie ou de vol. » Au milieu de mille autres activités, le responsable de la photothèque des Dominicains du couvent Saint-Étienne n’aura de repos que lorsqu’il aura terminé de donner à ce trésor les meilleures conditions de sauvegarde afin qu’après lui et pour longtemps vive ce Proche-Orient révolu et splendide. n
Dernière mise à jour: 16/12/2023 21:45