Les pèlerins de Tibériade passés par le couvent franciscain ces dernières années avaient peut-être rencontré frère Xavier.
Ont-ils eu alors l’occasion d’entendre les récits de son débarquement sur les plages de Normandie le 7 juin 1944 ?
« Bon jour ! » les mots sont bien séparés et ils sonnent de ce grand sourire qui lui traverse le visage. « I do not speak french » « Je ne parle pas français et je le regrette. C’est une langue si belle, la langue de l’amour », poursuit-il en français avec ce délicieux accent américain. Frère Xavier est le premier G.I. de la Seconde Guerre Mondiale que je rencontre. Je le regarde comme un héros. Il s’en amuse.
Quand je lui pose la question « Alors vous avez fait le débarquement ? » j’ai le sentiment de m’adresser à un mythe vivant.
La fratrie Geiser
John Xavier Geiser est né le 23 novembre 1923 à Cincinnati dans l’État d’Ohio. Il est l’aîné de cinq. Tous ses frères et sœurs sont encore en vie. Il est entré en 1951 chez les Franciscains de Washington en vue de rejoindre la province de Terre Sainte.
Le premier souvenir de frère Xavier est humide. « J’ai débarqué en France, j’avais de l’eau jusqu’aux genoux. J’ai gravi la plage et la première ville dans laquelle je suis entré est Sainte-Mère l’Église. » Si le récit de son débarquement est à ce point sobre c’est que frère Xavier a débarqué sur Utah Beach le 7 juin, « D-day + 1 », avec les troupes d’infanterie venues en renforts de la 82e Airborne. « Le 6 juin, alors que nous étions à Southampton (Angleterre), nous voyions les bateaux débarquer les morts et les blessés. » Il fait une grimace mais son visage s’illumine aussitôt de sa joie habituelle.
À 88 ans, John Xavier Geiser vit paisiblement sa maladie à l’infirmerie d’un autre quartier général : celui des franciscains de la Custodie de Terre Sainte, à Jérusalem. Au mois d’août, il fêtera soixante ans de vie religieuse. Ce qui est frappant chez lui, c’est que malgré son âge, il se tient toujours aussi droit. Il marche à l’aide d’une canne « pour être plus sûr » dit-il et si on ne lui accordait pas cette confiance, on croirait que c’est une coquetterie car il ne semble pas en avoir besoin mais elle va si bien à son genre.
Soldat de la paix
Religieux, le frère Xavier a longtemps été à Nicosie où le couvent franciscain se trouve être sur la ligne de démarcation entre les deux parties de l’île de Chypre. Pour vivre cette situation, qui fut parfois dangereuse, il a béni le ciel d’avoir été soldat.
« Je ne parle pas souvent de cette guerre, sauf si je rencontre un soldat. La guerre est un drame dans la vie d’un homme. »
Les années n’ont pas effacé les souvenirs de ces jours mémorables. Carentan, Cherbourg, Caen, Avranches… Frère Xavier se remémorre la bataille de Normandie, non comme un historien mais comme un acteur qui n’en aura jamais fini de ces images. « Je suis retourné à plusieurs reprises en Normandie. » Un jour, je parcourais seul et en silence Utah Beach. En face de moi, seul également un autre vétéran… allemand. Nous ne nous sommes pas parlé, juste salué. Entre soldats, on se comprend. » C’est au détour de ses silences que frère Xavier laisse entendre la dureté de la guerre.
« Je n’avais rien contre les Allemands. Mon arrière-grand-père a émigré d’Allemagne aux États-Unis en 1831. Je suis né et ai grandi à Cincinnati dans l’Ohio où il y avait une forte communauté d’origine allemande. Mais j’ai reçu l’éducation irlandaise de ma mère, même si nous chantions O Tannenbaum (mon Beau sapin) en allemand à Noël. Mon père, qui parlait un peu allemand, a combattu en France durant la Première Guerre Mondiale. Ni lui ni moi n’avions de sentiments anti allemands, en revanche j’avais le sentiment de devoir lutter contre la personne d’Hitler. »
Il évoque à nouveau le débarquement. Sa main, ondule dans l’air et suit le dénivelé de la plage, son regard s’échappe, il est à Utah Beach sous le feu. Avez-vous eu peur ? « En fait non. Cela vient de l’entraînement militaire et de l’adrénaline du moment. Et j’ai fait marcher mon imagination. Tout jeune homme j’avais déjà envie de voyager, de voir Paris, Londres, Rome et Jérusalem alors je me suis dit « Voilà, ça y est, tu fais ton grand tour européen ! Magnifique, je suis en chemin pour Paris ! »
Xavier et sainte Thérèse
« À la fin de la guerre, j’ai visité Paris, il y avait les reliques de sainte Thérèse à Notre-Dame. Plus tard je l’ai visitée à Lisieux et voilà que ses reliques sont à Jérusalem. Je lui ai dit « Tu ne me suivrais pas par hasard ? »
« J’ai la passion de l’histoire alors quand j’ai vu Versailles. » Il met toute l’emphase possible à la prononciation du nom de la ville et se réjouit encore de ces instants volés à la guerre.
La guerre, elle le conduira à Paris et jusqu’en Allemagne après avoir rejoint la Troisième Armée du Général Patton. Frère Xavier voit que je réagis à l’évocation du nom de cet officier haut en couleurs, aussi évoque-t-il une anecdote personnelle. « Le général avait giflé un de ses hommes. La nouvelle avait fait scandale aux États Unis et ma mère m’écrivit : « Tiens-toi éloigné de cet homme autant que possible. » À vrai dire, poursuit-il, je ne l’ai vu qu’une seule fois durant toute la guerre. » Une guerre qui prit fin pour frère Xavier en août 1945.
Faute avouée, et totalement pardonnée
Les souvenirs se précipitent parmi lesquels l’accueil des Normands et cette homélie prononcée à la messe dans les premiers jours du débarquement où « l’aumônier nous mit en garde contre les excès d’alcool offert généreusement en signe de remerciements. »
« A Paris, j’ai passé une nuit dans le Bon Marché. Je en ai reconnu le plafond des années plus tard en y repassant. Dans Paris, ma compagnie a perdu sept hommes. »
Au rang des souvenirs heureux, il y a cette virée à Nice, une fois démobilisé, où il fut accueilli en héros et logé dans un des grands hôtels de la ville aux frais de la victoire et de la joie. « C’est très beau, Nice.»
Quelque chose a longtemps chagriné frère Xavier. « En Allemagne, des soldats se sont servis ici ou là chez les habitants. Je ne me suis pas livré à ce genre d’exactions à ceci près que j’ai pris un jour une tasse sur laquelle il y avait le dessin d’un religieux. Je l’ai rapportée aux Etats-Unis, mais avant d’entrer ches les frères, je me sentais coupable. J’ai voulu la rendre en quelque sorte en la donnant à un prêtre d’origine allemande. Ecoutant ma motivation et le récit de mon larcin, il a haussé les épaules et m’a dit qu’il n’avait rien à faire de cette tasse et que je pouvais la garder. Je pense qu’elle est encore dans la maison familiale à Cincinnati. »
Un faible pour de Gaulle
« Il fallait à la France un de Gaulle dans ces années-là. C’était vraiment un chef. Il a su remonter le moral de la population. Mais Churchill m’a bien fait rire le jour où il a déclaré : « J’ai une croix à porter, celle de Lorraine. »
Comment vit-on la foi religieuse sous les drapeaux ? « C’est difficile à dire, ce qui est certain, c’est que la guerre rapproche de Dieu parce que risquer sa vie au quotidien interroge nécessairement sur le sens qu’on lui donne. » Et il ajoute facétieux : « Je peux dire qu’après l’armée, le noviciat et le séminaire ont été une colonie de vacances ! La discipline et l’obéissance militaires m’avaient paru autrement plus difficiles. » Ma crainte en entrant dans les ordres, c’est que la vie religieuse soit mièvre eh bien pas du tout et je n’ai pas été déçu ! »
Dernière mise à jour: 29/12/2023 23:09