Le Jourdain n’a plus de fleuve que le nom, car de nos jours, le Jourdain se meurt. À certains endroits, le débit est si faible qu’on peut le traverser à gué.
Petit rappel géographique : le Jourdain prend naissance au Liban dans les hauteurs du mont Hermon (Jabal el-Cheikh en arabe, surnommé « le vieux » en raison de son chapeau blanc de neige) qui s’élève à 2 814 mètres d’altitude. Il parcourt 21 kilomètres dans le pays sous l’appellation de Hasbani, puis rejoint les fleuves Banias et Dan, originaires respectivement de la Syrie et d’Israël. Le lieu de rencontre entre ces trois fleuves qui forment le Jourdain est appelé le lac Houleh, bien qu’il ne s’agisse en réalité que d’un marécage peu profond. La descente continue en direction du lac de Tibériade, puis sur 230 kilomètres les eaux du fleuve s’écoulent vers la Mer morte (à 410 mètres sous le niveau de la mer) à travers la vallée sinueuse la plus basse du monde. Au cours de son chemin, le Jourdain est tributaire des eaux du Yarmouk, un fleuve qui prend sa source en Syrie avant de devenir jordanien. Autrefois, les eaux du Yarmouk lui offraient annuellement 500 millions de mètres cubes d’eau. Parallèlement, les affluents jordaniens, apportaient 600 millions de mètres cubes d’eau, l’oued Zarka étant le plus important. Aussi, fort de ces apports, le débit « naturel » du Jourdain qui se déversait dans la Mer Morte était de 1,3 milliard de m³ d’eau. Aujourd’hui, il est à son plus bas niveau avec un débit estimé entre 20 et 30 millions de m³ d’eau par an. En d’autres termes, le débit s’est affaibli de… 98 %, et ce en une cinquantaine d’années !
Comment est-on passé de l’abondance à la pénurie si rapidement ? Les causes responsables de la crise environnementale actuelle sont multiples.
Le cocktail fatal
Les activités domestiques (tâches ménagères, consommation personnelle en eau potable, sanitaires et jardinage), demandent un important approvisionnement en eau. De plus, l’augmentation du niveau de vie des populations a entraîné une forte augmentation des besoins en eau potable.
Le tourisme, bien que vital pour l’économie des pays d’accueil, participe également à l’augmentation de la consommation d’eau. La vallée du Jourdain et la mer Morte attirent des vacanciers depuis des centaines d’années, Jéricho n’était-elle pas une des stations thermales favorites d’Hérode ou de Cléopâtre ?
Activités domestiques, tourisme et… usines. Ces dernières se sont développées dans divers domaines. Par exemple, le parc industriel de coopération jordano-israélien Hassan rassemble les activités du textile, de la bijouterie, des équipements médicaux et du matériel électronique.
Au total, la demande en eau des activités domestiques, touristiques et industrielles représente de 30 à 35 % de la consommation d’eau dans le bassin du Jourdain. Les deux tiers restants sont pompés pour l’irrigation afin de satisfaire les besoins agricoles. Cultures de tomates, concombres, aubergines, bananes, pommes de terre, oignions… des cultures très exigeantes en eau.
Dernier facteur : l’explosion démographique. Si la densité de population n’est pas très forte sur la rive droite du Jourdain, il n’en est pas de même pour la rive gauche en Jordanie, peuplée par plus de 80 % de la population du pays ! Selon l’Institut National d’Études Démographiques (INED), la population totale des trois pays dépendant de l’eau du Jourdain en 2011 est de 18,7 millions d’habitants, répartis entre Israël (7,9 millions), la Jordanie (6,6 millions) et la Palestine (4,2 millions). Les estimations pour 2050 atteignent 35 millions d’habitants.
Point de non-retour en vue
Le point de non-retour sera bientôt atteint en l’absence de réaction immédiate, le Jourdain sera tout simplement à sec. Pour le moment, les agriculteurs et industriels pensent et agissent à court terme, favorisant le profit immédiat au détriment de la préservation. Par ailleurs, la qualité de l’eau se dégrade au fil du temps du fait de l’utilisation des pesticides, nitrates et engrais ainsi que du rejet des eaux usées dans le fleuve.
Les besoins en eau augmentent, les ressources diminuent, c’est la quadrature du cercle. Les enjeux géopolitiques autour du contrôle du fleuve viennent compliquer davantage la situation. Irriguant cinq États dans la région, les eaux du Jourdain suscitent les convoitises et freinent le processus de paix au Moyen-Orient. L’accès à l’eau est en effet devenu une question de survie et de sécurité. À partir de 1949, l’expansion israélienne dans la rive ouest du Jourdain bouleverse la situation démographique et hydrostratégique. L’État hébreu, dans l’optique de permettre une immigration accrue des Juifs dans la région, met en place le Plan National d’Adduction d’Eau. Parmi les objectifs figure la dérivation vers le sud des eaux du Jourdain grâce à un barrage à Jisr Banat Yaakoub, dans la zone démilitarisée entre la Syrie et Israël. En 1953, les travaux débutent et aboutissent à la dérivation d’environ un tiers des eaux du Jourdain. Pour le Liban, la Syrie et la Jordanie, le Jourdain est une source précieuse qui vient combler la pénurie d’eau douce des pays. Les multiples digues, barrages, canaux et autres ouvrages d’art sur le Yarmouk et les affluents du Jourdain construits par ces trois pays ont eu raison du reste des eaux sacrées.
Ainsi, les eaux du Jourdain ne pourront bientôt plus satisfaire les besoins des populations et espèces animales qui résident dans la vallée.
Etymologie d’un nom
L’étymologie du nom du fleuve fait l’objet d’un petit débat. Il pourrait provenir du mot arabe ouarada, « descendre vers l’eau ». Dans l’arabe moderne, le Jourdain s’appelle Ech Cherîa, « l’abreuvoir ». Dans l’Ancien Testament, le mot Yarden est utilisé avec un article ; il dériverait du verbe Yarad, « descendre », et le Jourdain voudrait donc dire « celui qui descend ».
Conséquences dramatiques pour la mer morte
Plus ennuyeux encore, elles ne pourront plus non plus arriver jusqu’à leur destination finale : la mer Morte. Située dans la partie Nord de la vallée du Rift (la faille la plus longue au monde qui s’étend de la Syrie à l’Afrique), cette mer est entièrement dépendante des eaux du Jourdain, car les autres wadis et sources qui l’alimentent sont insuffisants. Or, aujourd’hui le Jourdain peine à apporter à la mer Morte les mètres cubes d’eau indispensable à sa survie. Survie qui deviendra sous peu agonie si personne n’empêche la dégradation en cours : la mer Morte perd un mètre de profondeur par an, et elle a vu son volume d’eau diminuer d’un tiers ces cinquante dernières années !
Ici aussi, le tourisme et les industries sont deux grands responsables du désastre. Grâce au développement de nombreux bassins d’évaporation, la mer Morte est largement exploitée pour l’extraction de divers minéraux (comme la potasse) utilisés dans le monde entier pour les engrais, cosmétiques ou appareils électroniques. Par ailleurs, la mer Morte est devenue un passage obligé pour la plupart des touristes se rendant en Terre Sainte ou en Jordanie. Expérimenter la flottaison des corps dans cette eau à très forte teneur en sel est une expérience inoubliable, mais elle favorise la construction de gourmands complexes hôteliers le long du littoral. Les touristes ne sont plus les seuls à se rendre à la mer, les eaux usées leur tiennent désormais compagnie.
Afin de remédier à l’assèchement de la mer Morte, plusieurs projets ont été proposés dont celui d’un canal reliant la mer Rouge à la mer Morte. Si l’idée peut paraître attrayante, force est de constater que ce projet ne s’attaque pas aux véritables sources du problème, à savoir que le volume de la mer Morte diminue à cause du détournement des eaux du Jourdain qui l’alimente. Or, dans ce projet la réhabilitation du fleuve est totalement ignorée !
La Banque Mondiale étudie depuis 2005 la faisabilité de ce canal, dont le coût est estimé à 5 milliards de dollars. Si les investisseurs se frottent les mains, les spécialistes environnementaux font la moue. Non seulement les conséquences d’une telle entreprise sur la faune et la flore environnantes ne sont pas connues, mais de plus la mer Morte doit être alimentée en eau douce et non en eau salée !
Derniers espoirs ?
Pour faire face à la situation actuelle, il est nécessaire de créer un plan de développement touchant à toute la région de la mer Morte, dont l’artère principale est le fleuve du Jourdain. Rares sont les fleuves ayant fait l’objet d’autant de tentatives d’aménagements. Cependant, l’atmosphère particulièrement tendue de la région ne facilite pas les projets de développement en accord avec la nature, largement soumis aux aléas géopolitiques.
L’échec des différentes négociations soit totalement technico-économiques soit totalement politiques amène à la réflexion sur une approche combinant les deux aspects.
Une première solution consisterait, suite à une entente régionale, à développer de nouvelles ressources en respectant l’environnement : développer la moisson d’eau par exemple, technique qui consiste à récupérer l’eau des pluies à des fins d’irrigation en créant des microbarrages et des tranchées ; encourager à faire des économies d’eau domestique en récupérant l’eau de pluie dans des citernes ; canaliser les eaux du Yarmouk et de celles des wadis des deux côtés du fleuve afin de d’alimenter artificiellement les aquifères et réduire les pertes par évaporation (cependant le paysage se trouverait fortement entaché). En nettoyant les sources polluées et en recyclant les eaux usées, on pourrait aussi réutiliser 65 % de l’eau allouée aux usages domestiques et industriels. Cette solution présente l’avantage d’être peu coûteuse mais demande une plus grande coopération que la première. Le dessalement de l’eau de mer et des eaux saumâtres est une autre possibilité, cependant, les effets environnementaux d’une telle entreprise ne sont pas encore connus. De plus, leur coût est considérable et seul l’État hébreu possède les moyens financiers pour effectuer ce genre d’opération.
La gestion de l’eau est aussi très importante. La mise en place d’une tarification de l’eau du Jourdain pourrait porter ses fruits, bien que celle-ci soit naturellement pensée comme un bien public et gratuit. Il est à noter que la tarification habituelle de l’eau est basée sur le niveau de vie des Israéliens, ce qui provoque la colère de certains Palestiniens. Toutefois, la plupart des Palestiniens ne paient pas leur facture, faute de revenus suffisants. Quant aux actuelles subventions pour l’usage agricole de l’eau, elles n’incitent pas vraiment aux économies. Il serait également nécessaire de repenser le développement de l’agriculture de façon cohérente, et de ne pas cultiver des champs de coton ou d’avocats dans une zone de pénurie d’eau.
Autre volet : la promotion du dialogue entre les différents protagonistes. Israël et la Jordanie représentent le duo le plus actif dans la région, notamment animé par le Comité israélo-jordanien pour l’eau. Cependant, son action est sans cesse contrecarrée par les tensions entre les deux pays.
Parallèlement, des spécialistes venant des pays riverains du Jourdain se réunissent de temps en temps depuis 1992. Bien moins médiatisées que les entrevues politiques, ces réunions sont pourtant bien plus innovantes et proposent des échanges de données, la planification de projets régionaux, ou encore la mise en valeur intelligente de la région.
Enfin, dernière piste à ce jour, pourquoi ne pas créer une Commission du bassin du Jourdain, comme il en existe pour la plupart des grands fleuves internationaux ? L’idée est séduisante, mais il faut pour cela établir une concertation régionale. Et faire en sorte que les pays acceptent de se dessaisir d’une partie de leur souveraineté. Et régler certains points de discorde, comme l’occupation du Golan par l’État hébreu.
Sauver ce qui peut l’être
Plusieurs associations font des pieds et des mains pour tenter de sauver ce qui reste des eaux du Jourdain. C’est le cas de l’association « Les amis de la Terre » pour le Moyen-Orient, créée en 1994 sous l’appellation de Friends of the Earth Middle East (FoEME). Un de leurs rapports, publié mai 2010, souligne que la surexploitation combinée à la pollution, ont entraîné la perte d’au moins 50 % de la biodiversité du fleuve et de ses rives. L’association favorise les concertations et la mise en place de projets locaux, qui mettent en relation les populations des différents pays en conflit. Ces populations tentent d’avancer d’un commun accord vers un avenir plus respectueux de l’environnement. FoEME appelle particulièrement à la limitation du tourisme dans la région de la mer Morte, et à inscrire cette dernière au patrimoine mondial del UNESCO. Si ces projets restent marginaux, certains d’entre eux ont l’avantage d’être concrets et de favoriser une entente cordiale entre les différentes parties. Davantage de projets, c’est davantage d’entente, et davantage d’entente, c’est l’avancée vers la paix. La création d’un Parc de la Paix à la confluence du Jourdain et du Yarmouk est symbolique.
La situation au Proche-Orient n’est pas désespérée mais il demeure capital de promouvoir une éducation soucieuse de l’environnement aux jeunes populations riveraines du Jourdain. Elle insisterait sur la nécessité de la construction d’un avenir commun, et mettrait un point d’honneur au respect de l’autre, à la solidarité et au partage. Comme l’a dit l’écrivain Hongrois Jozsef Eötvös, « seul l’égoïste n’a pas de consolation sur terre ».♦
L’eau, une arme dans le conflit israélo-palestinien
La vallée du Jourdain s’étend sur environ 30 % de l’ensemble du territoire cisjordanien, et comprend un tiers des ressources en eau de la Cisjordanie. Quasiment toute la vallée se trouve en Zone C, c’est-à-dire sous le contrôle militaire et administratif israélien (en vertu des accords d’Oslo de 1993). Ainsi, ce sont les autorités israéliennes qui contrôlent tous les projets d’urbanisme et de construction dans cette région. Si la densité de population dans la vallée du Jourdain est une des plus faibles de Palestine représentant un peu plus d’1 % de la population totale, peu à peu des colons israéliens sont venus s’installer. Compte tenu de leur niveau de vie élevé, la consommation d’eau de la région a considérablement augmenté. Ainsi, le rapport « Séparés et Inégaux » de Human Rights Watch rapporte que les 9 000 colons israéliens résidant dans la vallée du Jourdain utilisent un quart du total que consomment les 2,5 millions de Palestiniens de Cisjordanie.
Le rapport souligne également la politique de deux poids deux mesures poursuivie par l’État hébreu : les réseaux d’eau courante ne seraient développés que s’ils profitent en premier lieu aux colons. Ces derniers ont également besoin d’eau pour irriguer leurs champs, et creusent pour cela de nombreux puits. Cependant, l’alimentation des nouveaux puits se fait au détriment de celle des puits des Palestiniens qui s’assèchent, et empêche la population de cultiver ses terres.
Le pays qui accueille le plus d’oiseaux migrateurs au monde
Plus de 500 millions d’oiseaux effectuent une halte par la vallée du Jourdain lors de leur migration entre l’Europe et l’Afrique, deux fois par an. Si leur aire de repos et de ravitaillement se transforme peu à peu en paysage de terre et de poussière, aurons-nous encore la chance d’observer les centaines de millions d’oiseaux de toutes espèces, ou d’assister au décollage des grandes bandes de cigognes blanches ? La région de la mer Morte est quant à elle dotée d’une faune et d’une flore unique, dont plusieurs espèces sont en danger comme le léopard, la hyène ou le bouquetin.
Dernière mise à jour: 01/01/2024 00:26