Au mois de décembre 2011, les journaux du monde entier ont fait état de manifestations en Israël. Des ultra orthodoxes juifs habillés en déportés et portant l’étoile jaune dénonçant « l’oppression du public laïc et des médias ». À l’inverse, une manifestation rassemblait 10 000 personnes en soutien à Na’ama, 8 ans, sur laquelle un ultra orthodoxe avait craché au prétexte qu’elle n’était pas vêtue «modestement». La bataille laïques/religieux s’est révélée au-delà des frontières d’Israël. Est-ce un phénomène nouveau ? Où trouve-t-il son origine ? Éléments de réponse.
Il n’est pas rare spécialement à Jérusalem de se retrouver au détour d’une rue, face à d’étranges panneaux enjoignant ceux qui ne sont pas habillés de manière adéquate de ne pas pénétrer dans l’enceinte de tel ou tel quartier. Les regards inquisiteurs des extrémistes religieux ont vite fait de décourager les promeneurs les plus téméraires qui auraient osé s’aventurer dans le quartier ultra-orthodoxe de Mea Sharim par exemple. La plupart des habitants de Jérusalem quant à eux, préfèrent emprunter un chemin parallèle. Les Juifs laïques ont peu d’affinité avec les Ultra-Orthodoxes, et réciproquement. Certains parmi ces derniers ne reconnaissent pas même l’existence de l’État d’Israël. Au regard de son opposition entre laïques et religieux, la société israélienne est l’une des sociétés les plus complexes du XXe siècle.
Ambiguité du sionisme
Revenons quelques années en arrière. 1948 : création de l’État d’Israël, État sioniste. Un État pour le peuple juif. Une entreprise qui ne fut pas aussi simple qu’elle en a l’air : comment faire coexister sous le même toit, le sionisme marxiste, laïque par définition, et l’orthodoxie juive, pratiquante par nature ? Une tâche impossible à première vue. Et pourtant, l’histoire semble vouloir démontrer le contraire. Israël s’est construit à partir d’un concours de circonstances complexe, et sur un Statu Quo religieux.
Dès 1947, alors que l’Organisation des Nations Unies commençait seulement à envisager la création d’un État Juif qui partagerait avec son homologue Palestinien la terre qui à cette époque était sous le Mandat Britannique, l’Agence Juive jugea nécessaire de conclure un accord avec les Ultra-Orthodoxes en matière de religion et d’État. Donner une image d’unité intérieure était d’une grande importance pour faire bonne figure auprès des Nations Unies. L’Agence Juive s’engagea entre autre à observer les règles suivantes : le samedi serait décrété jour de repos officiel de l’État Juif et les cuisines publiques seraient « casher ». Quant à l’État, il devait s’engager à veiller au respect de l’identité juive en assurant à l’individu un environnement régulé par la Loi Juive. Le concept de séparation de la Religion et de l’État, si cher à l’Occident, était-il passé à la trappe ?
Des thèmes fondamentaux comme le mariage par exemple, placé exclusivement sous autorité religieuse depuis la création de l’État, soulèvent de nos jours de plus en plus de polémiques en Israël. « Le mariage civil n’existe pas, c’est-à-dire que si un Israélien veut se marier, il est obligé de se marier religieusement et il n’y a pas d’alternative ». rapporte l’Israélien David Metatyahu, indigné. Et que penser lorsque le fait d’ouvrir des parkings publics le jour du Shabbat est considéré par certains comme une offense au Seigneur ? Ou encore lorsqu’une crise divise le pays suite à un incident dans la ville de Beit Shemesh en décembre dernier, après qu’un Ultra-Orthodoxe a craché sur une petite fille qui, selon lui, n’était pas correctement habillée ?
En réalité, 63 ans après sa naissance, l’État d’Israël est confronté au même problème interne posé il y a six décennies : un conflit d’intérêt entre Religieux et Laïques. Un conflit avec lequel est né l’État Juif, avec lequel il a toujours dû coexisté, et coexistera toujours.
Status quo
Le Professeur de Société et Politique Israélienne, Gideon Rahat de l’Université hébraïque de Jérusalem, explique « Le Statu Quo est fragile, le pays vit dans un état d’affrontements internes permanents entre Religieux et Laïques – des affrontements quotidiens qui ne font pas systématiquement les gros titres de la presse mais qui, à la moindre explosion, apparaissent sur la scène publique. Et il s’agit d’une réalité avec laquelle le pays a dû s’accommoder dès sa création. Ce n’est pas une nouveauté ». Bien que cette division interne de la société reste en général sous contrôle permanent, l’agitation peut descendre jusque dans la rue en cas de crise. En effet, si la relation entre Religieux et Laïques apparaît relativement calme le plus souvent, elle est en réalité toujours sur la brèche et ne manque pas d’exploser au moindre petit incident. La crise de décembre dernier par exemple est le résultat d’une succession de malaises et de tensions. Une goutte d’eau qui a fait déborder le vase déclenchant un véritable raz-de-marée médiatique en Israël et une grave division dans l’opinion publique. L’histoire de la petite Na‘ama Margolese, 8 ans, accostée par des Ultra-Orthodoxes sur le chemin de l’école à Beit Shemesh parce qu’elle n’était pas habillée « correctement » fait écho à de nombreuses affaires similaires, notamment à celle de Tanya Rosenblit qui refusa de s’asseoir à l’arrière de l’autobus public malgré la demande pressante de certains Ultra-Orthodoxes. La ségrégation dans les autobus est un fait aujourd’hui rendu public par la création de lignes spéciales « Mehadrin » utilisées exclusivement par la population ultra-orthodoxe. Néanmoins, elle est considérée par le reste de la population israélienne comme intolérable sur les lignes ordinaires.
Si l’exigence de la pratique religieuse n’était imposée qu’aux Religieux, elle ne poserait en soi aucun problème. Cependant, son intrusion dans la sphère laïque est source de graves tensions. La population laïque en effet vit sous le poids d’un certain nombre de normes qui lui sont imposées et qu’elle subit en dépit de ses convictions religieuses.
Liberté religieuse ?
« En réalité, il y a en Israël une liberté de religion pour ce qui est du choix d’appartenance à tel ou tel groupe religieux, mais il n’y a pas de liberté face à la religion, (la liberté de ne pas être religieux) », explique le Professeur Rahat. « Les Laïques finissent par être conditionnés par un certain nombre de normes, ils ne peuvent pas se marier en dehors du rite religieux et il y a des zones et des situations qu’ils se doivent d’éviter » souligne-t-il.
Et pourtant, l’État d’une certaine manière n’a de cesse de protéger les Religieux. Les Ultra-Orthodoxes par exemple ne font pas leur service militaire, obligatoire pour le reste des Israéliens, hommes et femmes. Il ne payent pas d’impôts et ne travaillent pas. Les Religieux les plus extrémistes en effet correspondent à cette frange de la population qui se consacre uniquement à étudier la Torah, sans contribuer d’aucune façon au bon fonctionnement de l’État. Cette différenciation suscite bien des débats et constitue sans doute l’un des sujets les plus brûlants et les plus controversés de la société israélienne. Les Laïques de ce point de vue là ne mâchent pas leurs mots. La colère de David Matatyahu fait écho à celle de nombreux Israéliens : « Vous imaginez, moi j’ai fait mon service militaire et j’ai combattu lors de plusieurs guerres, et bien évidemment je travaille et je paye des impôts comme la majorité des habitants de ce pays. Mais eux, ils ne payent pas d’impôts et ne font pas le service militaire. C’est inimaginable. » Autre sujet de discorde ayant agité l’opinion publique ces derniers mois : la disparition des affiches publicitaires dans les autobus, et ce afin d’éviter de soumettre au regard des passagers des photographies de femmes dites « impudiques ».
Y a-t-il une solution ? À ce sujet, le professeur Rahat est très clair : « La situation ne peut pas changer, il n’y a pas de solution. La seule chose que peut faire le gouvernement est d’essayer tant bien que mal de contrôler la situation, pour éviter les débordements. Je ne vois pas d’autre solution. »
Quel arbitrage ?
L’absence de Constitution est également révélatrice de la division sociale. L’État d’Israël jusqu’à présent n’est fondé sur aucune Constitution : aucun accord n’a pu être trouvé pour établir une loi fondamentale et unique encadrant juridiquement l’État. « Pour les Religieux, il n’y a d’autre Constitution que la Torah, la Parole de Dieu, ce qui ne veut pas dire grand-chose pour les Laïques ». Selon Rafi Ohayion, analyste israélien, nous touchons là au cœur du conflit social israélien. Et de cette absence de constitution, découlent tous les autres problèmes. Il s’agit en réalité d’un conflit d’autorité. Différentes positions politiques sur la nature fondamentale de l’État révèlent la fragilité de la stabilité intérieure d’Israël. Une réalité qui ne tiendrait qu’à un fil. Quelle est l’autorité suprême ? La volonté du peuple exprimée à travers les lois adoptées par un parlement élu démocratiquement, ou la volonté de Dieu révélée dans la Torah et interprétée par les rabbins ? Jusqu’à présent, en l’absence de consensus, ces questions restent sans réponse. Sur quelles bases l’État d’Israël est-il donc défini ? Et que signifie alors être Juif ? « C’est une question qui reste en suspens », explique Rafi Ohayion. L’idée des Sionistes laïques n’était en aucun cas de créer un État basé sur la pratique religieuse. Selon les fondateurs de l’État Juif, les racines de l’identité juive se trouvaient dans des valeurs culturelles et traditionnelles : la Terre Promise, la langue hébraïque, les rites et les cérémonies juives, etc. Autant d’éléments qui définissent aujourd’hui la culture nationale.
Le conflit qui oppose les Religieux et les Laïques s’est cristallisé dans la sphère politique où figurent les différentes orientations de la société. Les partis politiques religieux comme le Shass, Judaïsme unifié de la Torah, représentent les Juifs ultra-orthodoxes qui, en dépit de leur faible importance en nombre – à peine 10 % de la population totale d’Israël- ont un poids politique considérable. Le système électoral israélien a été mis en place de telle manière que les partis politiques minoritaires sont toujours représentés, constituant donc des forces politiques charnières. Les partis plus importants se trouvent dans l’obligation de les inclure dans leurs coalitions pour pouvoir gouverner. Résultat : les représentants de ces partis minoritaires peuvent obtenir des postes clés comme Ministre de l’Intérieur, Ministre de l’Education, etc.
Dans de telles conditions, le fonctionnement de l’État d’Israël relève du miracle, pense Rafi Ohayion. En outre, la société israélienne est d’une diversité sociale unique au monde. Les Israéliens se différencient les uns des autres en premier lieu par leurs origines. « Au moment de se présenter, n’importe quel Juif d’Israël vous dira de quel pays ou de quelle région sa famille est originaire, même s’ils vivent depuis trois générations en Israël » souligne l’analyste. De Russie, des Balkans, de l’Allemagne, de l’Europe centrale, du Maroc, de l’Ethiopie etc. « Chaque communauté est caractérisée par la culture locale de ses origines » explique Ohayion. « Les Juifs forgent leur identité personnelle en fonction de leur appartenance à telle ou telle communauté juive, formant ainsi des multitudes de groupes et de sous-groupes». À la question des origines, s’ajoute celle de la pratique religieuse, laquelle divise la société en deux grands groupes : Religieux et non Religieux. Les Religieux sont les plus nombreux mais il faut signaler que le degré de pratique religieuse est très variable et qu’il y a de nombreuses subdivisions internes. « Les Ultra-Orthodoxes ne sont qu’une minorité, précise Ohayion, mais ils font beaucoup de bruit ».
Pour en savoir plus
Pour approfondir la question, nous vous recommandons la lecture du livre
Israël, l’autre conflit, Laïcs contre religieux
Marius Schattner
Éditions André Versaille, 2008, 392 p., 23 euros.
Sociologie d’Israël
La société juive est dominée par quatre grands groupes : les Ashkénazes (originaires des pays d’Europe de l’Est), les Sépharades, (originaires d’Afrique du Nord) les Juifs Orientaux ou Mizrahim (orignaires du Proche Orient) et les Sabras (pour désigner les populations juives nées avant 1948 en Palestine). À cette division culturelle et géographique, s’ajoutent des subdivisions selon le degré de pratique religieuse. Depuis le XVIIIe siècle, la société juive de la Diaspora est rentrée dans un processus de sécularisation lié à la nécessité pour les Juifs de s’adapter à leur environnement. Ce phénomène a donné lieu à l’apparition au XIXe siècle de nouveaux courants religieux comme le Judaïsme réformiste ou les Ultra-Orthodoxes. En outre, le Judaïsme a été exposé à différentes idéologies du monde moderne, notamment le nationalisme et le socialisme, qui ont sensiblement marqué son évolution. L’écart s’est peu à peu creusé entre Ultra-Orthodoxes, Orthodoxes modernes ou Datiim et Laïques – pour qui le Judaïsme correspond davantage à une identité nationale et culturelle qu’à une religion.
La création de l’État d’Israël en 1948 est l’œuvre de pionniers russes sionistes. Mais si les bases de l’État sont indéniablement sionistes, le besoin urgent d’obtenir un consensus social au moment de définir la forme de l’État en 1948, contraignit les différentes parties à trouver un compromis. Et il fut décidé que chaque minorité avait droit à la représentation. C’était le début d’un Statu Quo encore en vigueur aujourd’hui.
Dernière mise à jour: 01/01/2024 16:45