Montée de l’islamisme : la démocratie est-elle possible dans les pays arabes ? (1)
L’islamisme est en plein essor et semble s’affermir de jour en jour. Les musulmans estiment le plus souvent que la charia doit faire partie intégrante de la constitution de tout Etat islamique. Tel est le constat troublant du professeur David Forte, expert en droit islamique à la Cleveland Law School (USA). Dans une interview accordée à Terrasanta.net, il développe sa pensée. (Première de deux parties).
(Rome) – L’islamisme est en plein essor et semble s’affermir de jour en jour : cette tendance est particulièrement manifeste dans certains pays où le printemps arabe a eu lieu et dans lesquels des partis tels que les Frères Musulmans, interdits par les précédents régimes, voient désormais leur popularité s’accroître. Tandis que cette idéologie se répand, provoquant au passage le déplacement de chrétiens indigènes et de membres d’autres minorités, les musulmans considèrent de plus en plus la charia – à la fois code moral et loi religieuse de l’islam – non seulement comme la marque distinctive de l’identité musulmane, mais aussi comme devant faire partie intégrante de la constitution de tout Etat islamique. Tel est le constat troublant du professeur David Forte, expert en droit islamique à la Cleveland Law School. Dans une interview accordée à Terrasanta.net le 7 mai et dont nous publions ci-dessous la première partie, il détaille pour nous ce constat.
L’islamisme et la pratique de la charia seraient en hausse, y compris dans les pays occidentaux, comme la Grande-Bretagne où des parlementaires cherchent à introduire des règlementations destinées à restreindre l’utilisation de la loi religieuse au sein des communautés musulmanes. Etes-vous préoccupé par cette tendance et pensez-vous que nous devons être vigilants à ce sujet ?
En un mot, oui. Votre question en comprend deux : celle de l’islamisme en tant que mouvement en plein essor, et celle de la relation entre la charia et l’islamisme, et entre la charia et l’Europe. L’islamisme est en plein essor et constitue une source de déception pour les musulmans réformistes et pour des observateurs de l’islam comme moi car, durant le siècle qui s’est écoulé depuis la chute de l’Empire Ottoman et auparavant, l’islam a été soumis à une sorte de lutte identitaire à propos de ce que devait être la nature de sa civilisation. Parmi les différents éléments en présence, se trouvaient notamment les salafistes qui ont donné naissance aux Frères musulmans et à d’autres mouvements. Cette déception tient au fait que, au moment même de l’apparition de divers élans démocratiques, l’islam en tant que socle identitaire de civilisation semble se renforcer, or il s’agit d’un moment historique important.
Dans certaines parties du monde en particulier ou partout de manière générale ?
Partout de manière générale. C’est particulièrement vrai dans le monde arabe, mais c’est une tendance qui se renforce également en Extrême-Orient et en Indonésie. Ce n’est pas aussi important là-bas. Mais ça l’est en Afrique de l’Ouest. Donc en tant que socle de civilisation, il est inquiétant que ce thème occupe petit à petit le devant de la scène, plutôt que le soufisme ou une vision libérale humaniste de la charia ou encore une revivification des traditions philosophiques autrefois présentes au sein de l’islam. Pourtant cette vision de l’islam, cette vision étroite d’un islam strictement axé sur la pratique, semble se renforcer. La seconde partie de votre question concerne la relation de l’islamisme à la charia. L’islamisme a fait de la charia son étendard, un socle pour l’identité musulmane. C’est ce qui est tellement préoccupant. Que trouve-t-on dans la charia ? Au sens classique, le contenu de la charia a d’abord été libéral et réformiste puis, au fur et à mesure de sa consolidation, est devenu archaïque à certains égards. Son application a toujours varié d’un endroit à l’autre, mais il existait essentiellement trois catégories de personnes considérées de façon permanente comme inférieures par la charia : les femmes, les esclaves et les mécréants. Il convient de noter pourtant, que l’esclavage a disparu de l’islam, c’est un épisode sur lequel nous devrions nous pencher, parce qu’il s’agit d’un élément qui faisait partie intégrante de la charia et qui a été éliminé de celle-ci. Je crois que nous sommes trop peu nombreux à y voir un exemple possible de réforme. Les deux autres sources d’inégalité en revanche demeurent.
Mais l’abolition de l’esclavage n’est-elle pas une réforme qui est venue de l’extérieur de l’islam ?
Ce qui est intéressant dans l’idéologie islamiste, c’est que lorsque les idéologues parlent de l’identité musulmane, ils conservent de nombreux éléments archaïques, que nous, défenseurs des droits de l’homme, trouverions inacceptables : recours à des châtiments corporels contre les épouses, mutilation des voleurs. Ils conservent donc la plupart de ces éléments mais je ne suis encore jamais tombé sur un mollah haineux et enragé appelant au rétablissement de l’esclavage. Je trouve cela curieux, et il se pourrait que cela soit révélateur, c’est en tout cas un sujet qui mérite d’être approfondi.
Cela pourrait-il constituer une lueur d’espoir ?
C’est possible. Ce qui semble être commun à tous les islamistes, c’est cette volonté de voir la charia devenir la constitution de l’Etat islamique. Cela n’a jamais été le cas auparavant. L’Etat islamique a toujours été distinct de la charia. Alors même qu’il était très largement influencé par celle-ci et qu’il faisait appliquer de grandes parties de celle-ci, il faisait également appliquer de nombreuses lois qui lui étaient contraires. Et les mollahs, les oulémas, ne s’opposaient pas à cet état de fait. Mais tout cela est actuellement exclu, l’Etat mixte est actuellement exclu. Les islamistes s’orientent vers la mise en œuvre de la charia en tant que système juridique de l’Etat.
Comment cela s’explique t-il ?
Cela s’explique par la fusion de la tradition des oulémas avec le monopole de la force de l’Etat nation moderne, qui est une création occidentale. Sous les régimes impériaux dans l’islam, les gouvernants étaient toujours limités par des coutumes, par la présence d’autres forces au sein de l’empire, et, tour à tour, limitaient le pouvoir de la charia, ou se trouvaient limités par le pouvoir de celle-ci. Il s’agissait d’une structure politique mixte très complexe. Avec l’émergence de l’Etat nation et leur montée en puissance tout au long du XXème siècle, les islamistes veulent maintenant ériger la charia en principe supérieur, mais aussi la relier au monopole de la force de l’Etat nation positiviste. L’association de ces deux éléments est très inquiétante.
(fin de la première partie)