Enfant, je jouais avec mon cousin Bruno. Il était particulier Bruno, mais je l’aimais bien. En fait je l’aimais justement parce qu’il était particulier. C’était celui des mes cousins qui était le plus constant d’humeur, gentil avec tout le monde. Pas bavard mais toujours prêt à jouer. Un jour on m’a dit qu’il était beaucoup plus âgé que moi. Confirmation de sa gentillesse. C’était le seul grand qui voulait bien participer à nos jeux. À mesure que nous grandissions, Bruno, lui, restait fidèle à jouer avec les cousins les plus petits. Toutes les générations en ont profité et lui vouent la même reconnaissance.
Plus tard, des mots sont venus expliquer cette extraordinaire faculté de Bruno à la bonne humeur, sa capacité à vous rendre présent, son incroyable patience, sa qualité d’écoute et son sourire inénarrable. Bruno est trisomique. Et alors ?
C’était il y a 20 ans. Je séjournais quelques jours dans un monastère de Bénédictines dans le Loiret. Les sœurs m’invitèrent à les rejoindre à la récréation. Elles s’apprêtaient ce jour-là à visionner un film de l’association Foi et Lumière sur les pèlerinages des personnes handicapées à Lourdes. À part leur joie juvénile à l’idée de voir un film, je ne me souviens que d’un unique passage de quelques secondes du film. Mais il a marqué ma vie.
Devant la grotte des apparitions, les fauteuils roulants avaient pris les premiers rangs pour une célébration. La caméra, dans un mouvement de travelling de droite à gauche, balayait l’assistance et donnait à voir toutes sortes de handicap chez les personnes présentes. Je ne me souviens pas qu’il y ait eu une musique, mais dans le mouvement de la caméra, une voix pleine de tendresse lut ce simple verset de la Genèse (1, 27) « Dieu créa les hommes pour qu’ils soient son image, oui, il les créa pour qu’ils soient l’image de Dieu. Il les créa homme et femme ».
J’avais un instant vu des gueules cassées, brisées, déformées, des gens baver; peut-être avais-je entendu des cris rauques et des rires qui ne sortent pas de la gorge et j’étais invitée à reconnaître, dans ces visages l’image de Dieu.
Je n’ai plus jamais rencontré une personne handicapée sans penser à cet instant où non seulement j’ai appris à les reconnaître pour des icônes de Dieu, mais aussi à ce bouleversement de l’image de Dieu que je m’étais construite jusqu’ici. Dieu est bien au-delà de mes catégories, petites, étroites, étriquées et tristes.
Dieu est grand, et toute sa création dépasse infiniment la perception que je peux en avoir. La perfection n’est pas celle des magazines et encore moins celle des résultats des amniocentèses et échographies en tout genre. Quelle chance !
En rencontrant ici en Terre Sainte des personnes avec un handicap mental, j’ai en plus découvert une chose. Il y a une internationale d’amour des personnes handicapées. La même capacité à vous ramener à celui que vous êtes, ni plus, ni moins. Un lieu où l’on est accepté sans autre critère que celui de votre capacité à lâcher prise pour mieux sourire à vos hôtes.
De l’autre côté du mur de séparation, il y a les mêmes handicaps, la même joie de vivre, le même accueil qui se moque bien des contingences politiques.
En y pensant, si je suis encore tentée par la commisération, je les regarde, je me laisse accueillir, je me laisse dépouiller de mes envies de paraître et avec envie je me dis : « Si tous les handicapés du monde se donnaient la main… apprendrions-nous à nous laisser désarmer ? »
Dernière mise à jour: 02/01/2024 11:31