Avec trois millions de touristes et pèlerins par an, la Vieille Ville de Jérusalem est blasée de pèlerinages. Jusqu’à ce que…
Jusqu’à ce que vingt et un pèlerins en fauteuils roulants et près du double d’accompagnateurs viennent secouer sa torpeur et interroger sa foi.
Chantal a coincé la croix sur son côté, Anne supporte sur son épaule l’autre extrémité. Des groupes de pèlerins portant une croix de bois pour accompagner leur prière le long de la voie douloureuse, la Via Dolorosa de la Vieille Ville, on connaît.
Mais nous ne sommes pas sur le tracé de la Via Crucis, et le côté de Chantal, c’est entre elle et le bras de son fauteuil roulant.
Nous sommes à Jérusalem, Porte Neuve à l’opposé de la Via Dolorosa et la grande croix de bois que portent Chantal et Anne n’a pas été louée. Cette croix de bois, si grande et si lourde soit-elle (elle doit peser 40 kg), s’efface devant l’autre croix, celle du Christ que se partagent au quotidien Jean-Louis, Chantal, Georgette, Marie-Thérèse, Louis, Philippe, Fernand, Thérèse, Anne, Marie-Benoit, Yves et Chantal, Maryse, Jacqueline, Martine, Jeanine, Édith.
Ô croix….
Ils sont 17 en fauteuils roulants autant que cela puisse rouler sur les pavés inégaux et sur les marches de la vieille Ville de Jérusalem. La croix qu’ils portent aujourd’hui n’est que le symbole de la Croix qui nous a sauvés et à laquelle ils sont cloués, tous les jours, comme dans leur fauteuil. Quand à tour de rôle, elle leur est confiée, leurs visages habituellement si souriants se font plus graves… Ils la connaissent si bien… ils savent mieux que quiconque son poids, sa douleur. À devoir empoigner ce bout de bois, certains ne peuvent retenir leurs larmes.
Leur chemin de croix dans les ruelles de la Vieille Ville de Jérusalem étonne, surprend, force l’admiration y compris des juifs qui le croisent, eux qui habituellement ont tant de mal à voir ce symbole chrétien. Jamais une croix a moins été portée en triomphe, mais pour ce qu’elle est : scandale pour les juifs et folie pour les païens. Et pourtant puissance de Dieu, comme le rapporte saint Paul dans sa première Lettre aux Corinthiens, comme la vénération de la croix le laissera saisir aux « spectateurs » de cet intense moment de foi, quand des personnes en fauteuil embrassent la croix avec amour…
Les pères Jacques Nieuviarts et Alain Schmitt, assomptionnistes, accompagnent ce pèlerinage extra-ordinaire, organisé par l’Association Notre Dame du Salut. Le vice président de l’Hospitalité, la branche de l’association plus au service des malades, Arnaud Legrez, est là et avec lui quelques habitués du pèlerinage national. Avec d’autres volontaires ou parents et amis des personnes handicapées présentes, ils auront passé 10 jours et 9 nuits ensemble. Rien n’aura été fait par les valides que les personnes en fauteuil ne puissent faire, à l’exception – et avec l’autorisation des personnes en fauteuil – d’un petit détour au sommet d’une colline pour voir la vue sur le monastère de Saint-Georges Kosiba dont ils ont pu montrer les photos à ceux qui sont restés dans les deux cars spécialement aménagés. Il en existe au moins 6 en Israël, équipés d’un élévateur et conduits par des chauffeurs particulièrement prudents et attentifs. Les fauteuils ont beau être arrimés à des rails spéciaux, il faut une conduite assez souple ce qui n’est pas commun ici.
Fauteuil ou pas, ils ont sillonné le pays du Sud au Nord avant de finir par Jérusalem. Le désert du Negev, le Mitzpe Ramon, le Makhtesh Ramon, Ein Gedi, la mer morte et Jéricho, la Galilée sous une pluie battante et dans le froid. À Nazareth, en dépit de conditions climatiques déplorables, ils ont fait une procession sous la pluie de la Fontaine de la Vierge à la basilique alternant chants et Je vous salue Marie. « Je n’ai jamais vu autant de joie », témoigne Khalil Saba, leur guide.
Plus rapides que les valides
« C’est sûr qu’on voit moins de choses, mais on les voit mieux et ensemble on les voit plus densément », explique une accompagnatrice dont ce n’est pas le premier pèlerinage en Terre Sainte mais le premier dans ces conditions. « On fait une visite le matin et une l’après-midi, explique Laurent Guillon Verne de l’agence Terralto organisatrice. Pourtant, continue-t-il, un groupe comme celui-ci est très vite plus rapide qu’un groupe de pèlerins valides. La différence vient de ce qu’avec un groupe comme celui-ci chacun est ordonné à l’autre. » « Habituellement dans un pèlerinage chacun vient pour soi, ici on vient pour les autres » renchérit le père Jacques.
À regarder vivre ce groupe c’est d’ailleurs frappant, au point de ne plus pouvoir parler de groupe mais d’un corps, avec différents membres.
C’est un peu la tête et les jambes et le cœur en surmultiplié. « Voyez comme ils s’aiment. » Tout le monde s’occupe de tout le monde dans un naturel déconcertant. Bien sûr les personnes en fauteuil attirent l’attention. On imagine que malgré tous les efforts déployés par l’organisation, la Terre Sainte en fauteuil est loin d’être une expérience de tout repos. Mais précisément ils sont venus chercher cela aussi, la sortie du confort habituel pour vivre autre chose que le quotidien de la maladie et, parce que tous ont la foi, ils sont comme tous les pèlerins du monde venus à la rencontre de l’humanité du Christ. Mais ce n’est pas ce dont ils veulent témoigner. Les personnes avec un handicap témoignent de la générosité des valides. Et les valides eux se taisent. Aucun ne cherchera à donner son témoignage. Ils se donnent eux-mêmes et ils y trouvent leur récompense. Corinne dit qu’il n’y a rien d’admirable « là-dedans », comprenez dans le temps et l’énergie qu’ils déploient pour porter, pousser, écouter, soigner. Mais aussi tôt le matin pour lever, toiletter, habiller la personne qu’ils accompagnent. Pour cela certains doivent se réveiller deux heures en avance. « Nous recevons énormément. » Ce n’est même pas un voyage au rabais au prétexte qu’ils « travailleraient » en s’occupant des personnes en invalidité. Non, non, ils ont payé le même prix et semblent en redemander. « Imagine ce que nous avons vécu à Capharnaüm quand il a fallu monter une à une les personnes en fauteuil au-dessus de la maison de Pierre. Tu sais, quand on entend là, à cet endroit précis, au-dessus de la maison de Pierre, l’évangile du paralytique que ses amis portent pour le faire passer par le toit… » 1. Points de suspension. Je n’aurais pas la suite de son récit parce que les mots manquent, parce que la gorge se serre. On peut imaginer, vaguement pour tout dire, mais il faut voir les yeux baignés de larmes de cet interlocuteur, rayonnant d’avoir vécu dans sa chair cette rencontre. Inutile donc d’imaginer pour juger l’arbre à ses fruits, l’intensité de cette émotion de Capharnaüm à la joie sereine qu’elle fait rayonner plusieurs jours après.
Dans l’après-midi, le groupe s’apprête à vivre une autre émotion forte, à Bethléem. Clou de la visite de la basilique de la Nativité : la descente à la grotte. Les fauteuils ne descendront pas ces escaliers abrupts. Mais chacun des pèlerins descendra chacun au rythme de sa mobilité. Ceux qui ne peuvent pas du tout tenir sur leurs jambes sont portés à bout de bras comme emmaillotés dans une toile spéciale, totalement abandonnés. Oui emmaillotés. Impression saisissante en les regardant descendre de toucher l’audace et la folie de l’incarnation. Dieu s’est fait chair et s’est exposé aux risques de la chair… Points de suspension parce qu’il n’y a pas de mot non plus devant ce mystère.
Lors de la descente, on sent et voit la joie et la douleur aussi. Ces corps-là, ne sont pas, ne sont plus habitués à être bousculés de la sorte. Alors il y a des grimaces en alternance avec les sourires. Mais la souffrance vaut la chandelle. Ils vont toucher le lieu de la naissance du Christ Messie venu glorifier notre chair. Il y a l’abaissement de la divinité et ces corps meurtris qui ne se plient plus comme il faudrait. Et pourtant tant bien que mal dans des positions assez peu académiques, ils s’approchent de l’étoile de la Nativité. Il y a rarement eu autant de sainteté dans ces vénérations-là, rarement auront d’épaisseur d’humanité.
Leur pèlerinage les mènera aussi à la piscine de Bethesda pour entendre la parole de Jésus : « Prends ton grabat, lève-toi et marche. » Le père Alain Schmitt lit l’évangile. Sa lecture est grave. En l’écoutant lire, en le regardant lire, comme en entendant le père Jacques commenter ensuite, on croit pouvoir peser le poids de l’humilité que ces paroles creusent en eux. Être prêtre, être dans le rôle du Christ et prononcer des paroles de guérison en acceptant qu’elles ne portent pas les mêmes fruits que celle prononcés par le Christ, le Verbe fait chair. Il n’y aura pas de miracle. Tout le monde le sait, et il faut le vivre, l’assumer et continuer à croire dans le pouvoir salvifique aujourd’hui des Paroles de l’Évangile. Tous sont donc repartis en fauteuil mais le cœur debout parce que la Parole de Dieu ne revient pas sans avoir accompli sa mission. (Isaïe 55,10-11).
Avec plus de trois millions de visiteurs chaque année, on voit beaucoup de pèlerinages à Jérusalem et dans le reste du pays. Certains en sont blasés. D’autres ne voient que le profit qu’ils en tirent. Rares sont les pèlerinages dont la visite vous donne à ce point le sentiment que le Seigneur lui-même est venu visiter sa terre et s’est laissé entrevoir dans ces visages-là. n
1. (Luc 5,17-19)
Dernière mise à jour: 04/01/2024 11:55