Un ticket pour le ciel
Durant la Semaine Sainte à Jérusalem, de nombreux chrétiens orientaux se retrouvent, tous rites confondus, chez les principaux tatoueurs présents en Vieille Ville. Ils viennent accomplir une tradition multiséculaire mais qui laisse à chacun une empreinte intime.
Vendredi saint, 14 avril 2012, selon la date orthodoxe. Le magasin d’Antone Razzouk Porte de Jaffa est plein. Les pèlerins qui sont là et qui attendent patiemment, sont venus faire un achat très particulier. Ils savent qu’ici, ils pourront se faire tatouer selon l’antique tradition des Églises orientales. Antone et son épouse, les accueillent et les aident à faire le choix du motif. Croix de toute sorte, Vierge Marie, Résurrection sont les plus prisés. C’est eux aussi qui appliquent les crèmes et le pansement qui calmeront le feu du tatouage.
Wassim, leur fils, est au travail. Le bruit de son aiguille électrique, ses gants blancs de chirurgien ne laissent pas de doutent : il opère. Il aimerait bien d’ailleurs qu’on comprenne qu’il a besoin d’un peu de calme. Le ton baisse respectueusement dans la boutique.
Cela fait 250 ans que ça dure. Au bas mot. Cela fait plus de 250 ans que dans la famille Razzouk on tatoue les pèlerins de Jérusalem de pères en fils.
Sursaut
Wassim n’était pas convaincu. « Honnêtement, je n’aime pas la vue du sang. Je n’avais pas envie de prendre la suite. C’est la lecture d’un article sur cette tradition ancestrale dans ma famille, une tradition menacée de s’éteindre, qui m’a convaincu de m’y mettre en 2009. Aujourd’hui, je suis heureux de le faire et d’ores et déjà un de mes fils – il a huit ans – manifeste de l’intérêt. Je lui enseignerai, comme mon père me l’a enseigné qui l’avait reçu de son père. » Le père, Antone, écoute. Il redoute que son fils n’explique quelques détails de façon trop crue devant une femme. Trop tard. Wassim sourit et ne manque pas une si belle occasion ! « On apprend à tatouer sur des testicules de mouton. » C’est dit.
Mais il faut dire aussi et surtout que c’est le grand père du grand père, qui est venu à Jérusalem d’Égypte, vers 1750 et qu’il s’y est fixé. « C’était facile à l’époque. » Il a poursuivi ici, ce qu’il faisait là-bas : tatouer les Coptes, comme ils le sont tous, à l’âge de 5 ans d’une croix au poignet ou à la commissure de l’index et du pouce. « C’était un signe de reconnaissance en l’absence de papier d’identité. Pour entrer dans les couvents tu montrais ton tatouage à la porte. »
Tradition multiséculaire
Le tatouage chez les chrétiens coptes et éthiopiens est attesté depuis 1 500 ans. En Éthiopie, on se fait volontiers tatouer au visage. Mais quand il s’agit de se faire tatouer lors d’un pèlerinage à Jérusalem, c’est l’intérieur de l’avant-bras droit qui a toutes les faveurs. Pourquoi ? personne ne le sait. C’est la tradition.
Dans le magasin, ce jour-là, des Coptes égyptiens mais aussi des Éthiopiens et des Arméniens. Ils sont là entre deux prières. « J’ai choisi de venir un Vendredi saint exprès pour offrir mes souffrances au Christ. » « Parce que fait mal ? » « Oh oui ».
Daniel utilise la même technique. Daniel est russe. Il tatoue ailleurs en vieille ville, dans le couvent syriaque orthodoxe Saint-Marc. Là aussi, la pièce ne désemplit pas.
Pour Daniel, c’est un peu plus de se faire tatouer dans un lieu saint. C’est aussi un des secrets pour ne pas avoir mal. « Tu sais, j’ai constaté que selon ton état d’esprit, et selon le lieu en ville où tu te fais tatouer, tu as plus ou moins mal. » Bien sûr la technique du tatoueur joue aussi comme l’endroit sur le corps qu’on choisit de tatouer.
Mais les pèlerins se conforment le plus souvent à la tradition d’offrir son bras droit.
« Certains Arméniens qui vivent en Turquie choisissent de se faire tatouer entre les doigts pour plus de discrétion. Mais techniquement c’est plus dur et la peau très fine prend mal l’encre. »
Vendredi saint ou pas, certains pèlerins ne ressentent rien ou sont tout à leur joie. Hrispime n’a rien senti. Elle est arménienne. Elle exulte. Elle s’est littéralement échappé de son groupe pour pouvoir venir. « Mon Dieu, je suis si contente. »
Nesseret, éthiopienne vit à Toronto. Elle a demandé une croix éthiopienne. Elle fait inscrire deux dates. La première 2002, date de son premier pèlerinage. Et 2004, pour le pèlerinage de cette année, car selon le calendrier éthiopien, nous sommes en 2004 !
« Quand je suis venue la première fois, je n’ai pas fait cette démarche. J’en ai parlé à mon évêque, il est d’accord. Selon lui seul le tatouage d’une croix est concédé par l’Église éthiopienne. »
D’autres viennent eux aussi « mettre à jour » leur tatouage. Ils avaient déjà la croix, ils ajoutent seulement les chiffres d’une nouvelle année. Le bras le plus étonnant est celui de cet égyptien rencontré au Saint-Sépulcre et qui compte rien moins que douze années pour autant de pèlerinages.
Pourquoi un tatouage ?
« C’est mieux que de rapporter une carte postale ! Chaque jour cela me rappellera que je suis chrétienne. »
« Quand tu as une croix sur le bras, sur la main, tu ne peux pas faire n’importe quoi. Si te Démon te tente, tu regardes vers la croix ».
« C’est un certificat de pèlerinage. Avant cela tu es touriste, avec cela tu deviens pèlerins.
« C’est notre coquille Saint-Jacques à nous ! »
« Cela fait deux ans que je refuse à mon fils qu’il se fasse tatouer, je lui disais le Seigneur t’a fait assez beau comme tu es. Mais durant cette semaine sainte, j’ai ressenti ce tatouage comme un impérieux besoin. Mon fils va tomber à la renverse. Mais je n’en démords pas, on ne se fait pas tatouer n’importe quoi sur le corps. » dit cette Irakienne de Vancouver.
À bien regarder les personnes présentes, c’est toute la panoplie des Églises orientales qui défile chez les tatoueurs de la Vieille Ville 1. Il est également frappant de constater que la plupart de ces orientaux ne vivent plus au Proche-Orient.
À part les Coptes et les Égyptiens, la plupart des chrétiens orientaux autorisés à entrer en Israël pour la Pâque vivent en Occident.
Et quand il s’en retournent avec leurs tatouages, ils s’en vont une nouvelle fois apporter la foi en Occident.
James lui est suédois d’origine libanaise et assyrien, donc catholique. Il s’est fait tatouer la croix de Jérusalem, tandis que sa jeune épouse a demandé une simple croix à côté de laquelle elle a fait écrire en araméen « Il est vraiment ressuscité ». Un résumé de Pâques en quelque sorte.
«Nous habitons dans un des pays, la Suède, où l’on se tatoue le plus au monde. Pourtant, ça ne me serait pas venu à l’esprit de le faire là-bas.»
Dans les rues de la ville, un groupe de syriaques orthodoxes résidant en Australie marchent d’un pas décidé pour aller confier leurs bras à Daniel.
Daniel est un personnage. Les oreilles percées, tout de noir vêtu, chapeau melon vissé sur la tête. Les pèlerins, ce n’est pas le monde qu’il fréquente habituellement et quand il veut bien laisser au vestiaire ses airs bourrus, il en parle avec beaucoup de tendresse et de respect. Il se laisse même toucher par la foi de ces gens.
« J’aime tatouer les pèlerins. J’aime l’expression de foi qu’ils manifestent dans leur démarche. J’aime leur joie, simple, naïve et profonde quand ils repartent fiers et humbles.
La grande semaine
Daniel possède deux studios de tatouage en nouvelle ville, mais depuis quelques années, il s’installe à Saint-Marc pour la Semaine sainte avec un autre collègue.
Chez les Razzouk aussi il y a tellement de candidats au tatouage qu’il a fallu appeler du renfort. Dimitri est là avec un assistant. Ils sont russes, israéliens et baptisés. « Il m’arrive de tatouer jusqu’à 100 personnes par jour » dit Wassim. Ce soir, nous irons dans un hôtel rejoindre un groupe d’Arméniens qui nous ont demandés de venir. Nous avons trois groupes le soir cette semaine.
Daniel, lui aussi restera tard. « J’aime bien ici, c’est un lieu saint. C’est la maison de l’apôtre Saint Jacques. Je suis heureux de venir chaque année, d’aider un pèlerin à fixer pour toujours ce qu’il a expérimenté ici. »
« Moi, j’ai l’habitude de dire qu’un tatouage c’est un ticket pour le ciel. » Antone Razzouk tient sa formule.
L’évêque éthiopien dodeline de la tête un rien songeur ; il s’agirait tout de même de ne pas oublier deux trois autres petits impératifs.
Devant ce désir, cette envie, ce besoin, devant cette impérieuse nécessité, devant cette universalité, devant ces craintes, ces grimaces et ces sourires, devant cette obstination, devant cette obsession me reviennent en mémoire quelques vers d’Éluard pour les détourner : «Sur la peau de mon bras, Sur mon poignet, par ma foi, J’écris ton nom.»
1. Ils sont trois, le dernier, Oussama est le plus jeune et s’est récemment installé dans le quartier chrétien.
La seule église orientale qui n’est pas représentée est l’Église grecque orthodoxe.