Vincent Lemire, le futur inaccompli de Jérusalem
Vincent Lemire, historien français, avait déjà ravi les amoureux de la ville sainte avec son livre "La soif de Jérusalem". Il persiste et signe avec "Jérusalem 1900, la ville sainte à l’âge des possibles". Ou si les utopistes d’hier construisaient des lendemains qui chantent.
C’est un matin frais de septembre. Vincent m’a donné rendez-vous dans un café du centre commercial de Mamillah, en contrebas de la porte de Jaffa. Officiellement parce que c’est sur le trajet entre l’école où il a déposé ses enfants et son bureau et parce que c’est à deux pas du mien. Providentiellement, parce qu’on ne saurait mieux parler de son livre qu’à cet endroit là.
Dans sa modernité actuelle, construit sur ce qui était, il y a 25 ans encore, un no man’s land sur la ligne de front entre juifs et arabes, de 1948 à 1967, le “Mamillah mall” (prononcer môl), comme on l’appelle ici, rejoue l’histoire sans le savoir. Aujourd’hui y déambulent ensemble, israéliens, palestiniens et étrangers, juifs, musulmans et chrétiens, dans le quasi effacement des différences. Le lieu n’a rien de religieux. Étrangement, sa vocation à être un sanctuaire de la consommation, réussit là où pour l’heure les religions échouent à réunir les habitants de la ville.
À deux pas d’ici, il y a 106 ans, la municipalité de Jérusalem inaugurait la tour de l’horloge (photo ci-contre). Certes, elle fut construite pour commémorer le 33e anniversaire du règne du sultan de l’Empire ottoman, Abdulhamid II. Mais, “en s’imposant comme un monument public, dégagé de toute interprétation religieuse […] l’horloge de la porte de Jaffa peut également être interprétée comme l’élaboration municipale d’un temps public, comme l’identification commune d’un référent temporel partagé par tous, au-delà des différences religieuses. […] L’horloge de la Porte de Jaffa met à disposition de tous une heure sécularisée, un temps public qui, au même titre que l’espace public permet aux citadins d’évoluer au sein d’une urbanité partagée.” (2)
Une urbanité partagée, une Jérusalem partagée, c’est cela que donne à voir le livre de Vincent Lemire. Il nous transporte à Jérusalem en 1900 “à l’âge des possibles” quand les habitants de la ville voulaient la développer ensemble.
Autour du café et des croissants du Mamillah mall Vincent explique : “J’ai procédé finalement à un carottage chronologique : on s’arrête, on fait un arrêt sur image, un plan fixe, un panorama à une époque donnée. Pas seulement l’année 1900, je triche un peu, je vais un peu en amont, je vais un peu en aval. Je m’arrête sur une période et j’essaie d’ouvrir la perspective. Cette période, celle du XIXe qui vient de s’achever, celle du XXe naissant constitue un point de bascule chronologique mais aussi un point de bascule historique au sens fort pour Jérusalem.”
La tour de l’horloge n’existe plus. Elle a été détruite par les Britanniques en 1922. Le général Allenby s’offusquera de cette verrue posée sur les remparts bibliques de la ville… or, de remparts bibliques de la ville, il n’y a point. Pas à cet endroit en tous les cas. Allenby le sait. Mais la “destruction se fait selon les principes d’une restauration explicitement passéiste que défendent C.R. Ashbee et la Pro-Jerusalem Society : “Notre but est de découvrir et préserver ce qui appartient au passé et de détruire autant que possible le mal qui a été fait depuis”(3). Le fantasme d’une Jérusalem biblique et vouée à le rester bat son plein.
C’est pour cela que notre rencontre au Mamillah mall est symbolique. La période revisitée dans l’ouvrage, “solde le XIXe, le siècle du retour des européens à Jérusalem, qu’ils soient juifs ou chrétiens” (4), comme le dit Vincent. “Elle ouvre aussi sur le XXe siècle qui va être l’essor de deux projets nationaux concurrents, qui vont écarteler, la ville. Un écartèlement toujours d’actualité.”
“Vers 1900, Jérusalem sort de son histoire impériale qui dure depuis l’Antiquité. Depuis l’Antiquité, Jérusalem a toujours été un joyau sur une couronne impériale, qu’elle soit byzantine, omeyade, croisée, ottomane ou britannique. Si au début du XXe siècle, Jérusalem devient le point focal de la revendication de deux projets nationaux, vers 1900 en revanche, on voit vivre deux entités citadines qui cœxistent. L’identité impériale ottomane assez mixte, assez nuancée, est encore là, et les identités nationales qui commencent à émerger sont encore peu visibles.”
Vincent partage, avec beaucoup d’autres, la blessure qu’inflige à tous les amoureux de cette ville la division actuelle de ses habitants et celle infligée par ce que l’on appelle ici des “narratifs” entièrement inféodés à des idéologies contemporaines. Aussi applique-t-il la rigueur de son travail historique à démystifier les histoires que l’on raconte sur Jérusalem.
“Les curieux, tous les amoureux de Jérusalem, les passionnés de cette ville savent instinctivement, intuitivement, dans leur for intérieur, que cette ville, et notamment son histoire, sont beaucoup plus riches que ce qu’ils lisent partout. Ils sont épuisés de lire sans arrêt les mêmes informations rances, racornies, défraîchies, recopiées cent mille fois. Je pense que tous les gens qui connaissent bien Jérusalem ressentent ce décalage.”
Combien sommes-nous en effet qui à force de parcourir les ruelles, à force de rencontres avec les habitants les plus âgés, à force de lire la presse de l’époque, de regarder toutes les photographies de cette époque charnière, sentons confusément que Jérusalem n’a jamais été la belle endormie qu’on nous a vendue.
“Mon livre, poursuit Vincent, essaie de nourrir cette curiosité-là, d’apporter des informations fraîches, c’est-à-dire des informations neuves, pas forcément des scoops. Il s’agit juste de décaler un peu le regard, d’observer des acteurs qu’on n’a pas l’habitude d’observer dans les livres d’Histoire classique sur Jérusalem.”
“Albert Antébi par exemple à qui je consacre un chapitre. Antébi est directeur de l’école professionnelle de l’alliance israélite universelle (AIU). Il est juif, ottoman, né à Damas, syrien d’origine. Dans son école il reçoit des juifs, des chrétiens, des musulmans qu’il forme aux métiers manuels. À partir du début des années 1900, il rentre en conflit avec la présidence de l’AIU, qui est à Paris, et qui commence à adhérer au projet sioniste. Or Antébi est violemment antisioniste. Selon lui, le sionisme représente un risque majeur pour la communauté juive de Palestine, un risque majeur pour l’équilibre de la vie interne de Jérusalem. Au contraire, il fonde tous ses espoirs dans un ottomanisme rénové, notamment autour de la Révolution de 1908, qui proclame une citoyenneté ottomane ouverte à toutes les appartenances ethniques, nationales et religieuses. Il perdra son poste, s’enrôlera dans l’armée ottomane et mourra à Istanbul. Antébi, est un personnage éminent de la notabilité de Jérusalem de la fin du XIXe siècle, début XXe. Dans les archives diplomatiques françaises on l’appelle le “consul des Juifs”. Pourquoi s’arrêter sur lui qui meurt oublié ? Justement parce que c’est le vaincu de l’histoire. Il a fait un pari et il a perdu. Il a imaginé un avenir qui s’est fracassé sur la Première Guerre mondiale. Ce destin nous fait toucher du doigt une grande problématique : l’Histoire c’est l’histoire des vainqueurs. On n’écrit jamais que l’Histoire des vainqueurs.
Mais ceux qui sont broyés par l’Histoire, en tout cas telle qu’elle se fait sur un court ou moyen terme, on les élimine parce qu’ils sont inutiles dans un récit qui raconte l’enchaînement de histoire, comme les enfants s’amusent à enchaîner “marabout-bout de ficelle-selle de cheval”… C’est un personnage incontournable de son temps, mais parce que sa vision des choses ne se réalise pas, on l’élimine.
Les oubliés de l’histoire
Le projet du livre c’est d’écrire à rebours de l’histoire triomphante. C’est-à-dire de rappeler que cette époque a son existence propre même si c’est une histoire sans lendemain. La Première Guerre Mondiale, l’essor du projet sioniste et, à l’opposé, le projet national palestinien, sont des causalités externes qui vont faire bifurquer l’histoire. Mais il n’empêche que l’histoire de Jérusalem à la fin du XIXe début XXe a eu lieu. Si on arrête le curseur chronologique à ce moment-là – et c’est le but – on regarde un instantané de la ville. On regarde ses habitants pour eux-mêmes, dans leurs incertitudes de l’époque, y compris dans leurs erreurs et on considère que cette histoire vaut la peine d’être racontée. C’est une position déontologique historienne, qui n’est pas si répandue. Mais on pourrait faire le parallèle avec aujourd’hui. Qui sait ce qu’il va advenir de Jérusalem dans 20 ou dans 50 ans ? Même dans 10 ans. Sans doute une partie des acteurs actuels de la vie de Jérusalem seront broyées par l’Histoire telle qu’elle va se faire. Parmi les acteurs qui prennent position aujourd’hui, parmi ceux qui font des paris sur l’avenir, certains seront du bon côté et d’autres seront abandonnés sur le côté de la route. Être historien, ce n’est pas seulement éliminer toutes les bifurcations qui ne donneront rien, et raconter seulement l’histoire d’une ligne droite. C’est aussi s’arrêter sur ces époques d’incertitude, sur ces moments où des acteurs ne savent pas trop où ils vont.
Figure symétrique à celle d’Antébi, celle de Youssouf al-Khalidi. Lui aussi était un ottomaniste convaincu. Maire de Jérusalem au début des années 1860. Une sommité intellectuelle. Il a été élu en 1876 député de Jérusalem au parlement ottoman. Khalidi est connu pour être un des premiers à avoir réagi au Congrès de Bâle d’août 1897 durant lequel Théodore Herzl propose son programme de “renaissance nationale juive”. C’est la “naissance politique” du sionisme. En mars 1898 al-Khalidi écrit à Herzl une lettre dans laquelle il dit comprendre la “légitimité” du projet sioniste, mais dans laquelle il lui demande aussi de trouver un autre pays et de “laisser tranquille la Palestine”. Dans cette lettre de quatre pages, Khalidi va jusqu’à écrire “Qui peut contester les droits des Juifs sur la Palestine? Mon Dieu, historiquement, c’est bien votre pays!”
Par contre, un peu comme Antébi, il explique ensuite que sa connaissance de la population, de l’histoire intime de cette ville, des liens qui sont tissés entre les communautés, lui font penser que ce projet va mener Jérusalem à la catastrophe. khalidi parie sur un sionisme hors de Palestine dont on sait qu’il sera, à partir de 1905, écarté par la direction sioniste. Mais s’il se trompe sur l’avenir, il a des choses fondamentales à nous dire sur le passé, et sur l’époque à laquelle il vit, sur cette Jérusalem dont il ne veut pas voir les équilibres rompus.”
“Ce livre est un livre sur des citadins de Jérusalem, qui ont mal perçu ce qui allait se passer. Par contre ils nous disent des choses très justes, très vraies, et oubliées, sur le passé de Jérusalem, et sur l’identité citadine de cette ville à cette époque-là. Voilà, c’est ça la nouveauté des informations dont je parlais au début. Il s’agit d’écouter des gens qu’on n’écoute pas d’habitude parce qu’ils n’ont pas été parmi les vainqueurs.
C’est pour ça aussi que j’ai placé l’exergue de Paul Ricœur au début du livre (voir encadré). Elle est passionnante pour Jérusalem. Ce que dit Ricœur, c’est que les historiens ne doivent pas travailler seulement sur le passé tel qu’il s’est passé mais qu’il faut aussi travailler sur les “futurs du passé” : c’est-à-dire sur tous les futurs que les acteurs du passé avaient en tête. Ce que dit Ricœur va extrêmement loin en termes de philosophie de l’Histoire. Il parle de “réserve de sens non réalisés”.
Jérusalem 1900 n’est pas un livre nostalgique, il ne s’agit pas de dire que c’était mieux avant, qu’en 1900 tout allait bien ! Il s’agit de dire qu’en dépit de ce qui s’est passé, demeure dans le passé des potentialités historiques qui sont comparables à la parabole des semences (Marc 4, 1-9). Elles n’ont pas été semées au bon endroit, elles n’ont pas été arrosées, mais elles demeurent des graines. Survienne un coup de vent, un coup de chance, un arrosoir qui passe par là. Et une graine qui n’a rien donné pendant 10 ans, 20 ans, ou un siècle, peut à un moment donner autre chose. Jérusalem 1900 pour moi c’est ça : une réserve de sens non réalisés, c’est un moment de l’histoire de cette ville. Jérusalem 1900 fait partie de l’ADN de la ville. Ça fait partie de son histoire, et il y en a des traces, des lieux. Les gens qui connaissent bien Jérusalem le savent. On doit raconter cette histoire, même si elle est sans lendemain mais qui sait si elle n’aura pas un après-demain ?