C'est une Turquie prise en otage entre peur et instabilité qui, lors des élections législatives anticipées du premier novembre dernier, a décidé de remettre les rênes du pays au président du Parti de la Justice et du Développement (AKP), le "Sultan" Recep Tayyip Erdogan. Une société tentée de se replier sur elle-même.
C’est une Turquie prise en otage entre peur et instabilité qui, lors des élections législatives anticipées du premier novembre dernier, a décidé de remettre les rênes du pays au président du Parti de la Justice et du Développement (AKP), le « Sultan » Recep Tayyip Erdogan. Ce fut un triomphe avec 49,4 % des voix face au Parti républicain du peuple (CHP) -25,4%-, aux ultranationalistes du MHP (Parti d’action nationaliste) -11,9%- et les kurdes du Parti démocratique des peuples (HDP) à 10,7 %. Un triomphe qui en a surpris plus d’un étant donné que le parti pro-islamique, au gouvernement depuis 2002, avait à peine collecté 40% des voix en juin dernier, taux insuffisant pour créer un exécutif autonome.
Mais c’est justement la tourmente politique de ces derniers mois, avec l’échec des tentatives de formation d’un gouvernement de coalition alors que la Turquie assistait abasourdie au retour des pires fantômes de son passé, qui a ouvert la voie au résultat de novembre. Un été sous tension qui a su raviver le conflit avec les rebelles kurdes du PKK (Parti des travailleurs du Kurdistan, non seulement engagé dans la lutte politique, mais aussi armé – ndlr), coïncidant avec l’entrée de la Turquie sur le champ de bataille Syrien contre l’Etat Islamique, sous la pression de l’OTAN. Un choix réticent et ambivalent quand on sait que les combattants turcs ont immédiatement ciblé (surtout ?) les positions kurdes à la frontière, au nom de l’éternelle obsession de l’autonomie qui pourraient glisser vers le séparatisme.
Dans ce contexte de tension extrême se greffent les deux attentats sanglants contre les partisans du Parti démocratique des peuples (HDP) pro-kurde à Suruç en juillet (32 morts) puis, à trois semaines de vote, à Ankara avec un décompte officiel des victimes atteignant 102 personnes. Un véritable choc pour ce pays qui a vécu les dernières heures de la campagne électorale sous le joug de la censure et de l’intimidation des médias d’opposition. Tandis que le gouvernement voit derrière ces attaques le nom de Daesh, il est certain que le flux de sang a terrorisé l’opinion publique, convaincant une grande partie de l’électorat à voter pour la «stabilité». À savoir – selon la rhétorique de la majorité – pour l’AKP d’Erdoğan.
« Une des nouveautés de la dernière élection réside dans le déplacement des votes au sein de l’éléctorat traditionnel de droite, du parti nationaliste et autres formations plus petites vers l’AKP», note l’écrivain et activiste Burhan Sönmez. Ceci traduit, tout laisse augurer une mutation inquiétante du parti du président qui incarne dorénavant plusieurs instances archaïques et extrémistes, loin des valeurs plurielles originelles. Une dynamique qui trouve un terrain fertile dans une société emprisonnée, qui après une décennie de prospérité craint de voir son économie mise en difficulté, mais aussi préoccupée par l’afflux de réfugiés fuyant la guerre qui se déversent en masse sur la frontière turque : deux millions proviennent seulement de Syrie. La tentation au repli sur soi existe bel et bien.
Pourtant, lors du vote de novembre ce ne sont pas que des signaux négatifs qui nous sont parvenus. Le fait même que la formation pro-kurde du HDP, malgré la perte de quelques points de pourcentage, ait de nouveau réussi à entrer au parlement (après sa première historique en juin) était loin d’être évident et laisse ouverte une porte à l’espoir. D’autant que, dans l’arène politique, il porte également la voix des autres minorités, de nombreux intellectuels et d’une partie de la société civile plus active dans le domaine des droits civils et démocratiques. « Il s’agit d’interlocuteurs valables » confirme Laki Vingas, représentant des 166 fondations des minorités non musulmanes de Turquie. Il souligne également un autre résultat : « la reconduite au Parlement de quatre leaders chrétiens. Pour nous cela signifie la possibilité, très précieuse, de faire entendre notre voix dans la vue politique ».