Actualité et archéologie du Moyen-Orient et du monde de la Bible

Vies sur un fil, entre Moyen-Orient et Europe

Anna Clementi et Diego Saccora
26 avril 2016
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Les portes de l'Europe sont désormais fermées le long de la route des Balkans. Une fermeture qui provoque la consternation parmi les migrants. Et beaucoup de doutes sur la légalité de ce blocus.


« Combien de personnes faudra-t-il pour que la frontière s’ouvre à nouveau ? ». L’annonce de la fermeture des frontières consacrée par les pays que traverse la route des Balkans provoque la consternation et la peur, non seulement chez les migrants fraîchement débarqués en Grèce, mais aussi parmi ceux en attente le long de la côte turque. A Smyrne règnent incertitude et indécision: vaut-il mieux se rabattre sur la traversée de la mer Egée qui a avalé déjà tant de victimes, avec la conscience d’être ensuite enfermé dans les centres de détentions grecs, ou attendre en Turquie avec la crainte, cependant, que la route vers l’Europe soit interdite pour toujours?

Malgré le sentiment d’impuissance et la désorientation générée par ce retournement de situation, une perception claire semble s’affirmer au sein des centaines d’hommes et de femmes fuyant la guerre : ce sont les États qui ferment les frontières, ce sont les gens, avec leurs efforts, qui les ouvrent.

Les bruits qui, déjà en décembre dernier, se répandaient parmi les migrants, sont devenus réalité le 8 mars : la Slovénie a officiellement fermé ses frontières et a été immédiatement imitée par la Croatie, la Serbie et la Macédoine. Le camp d’Idomeini, à la frontière gréco-macédonienne, s’est dès lors transformé en un non-lieu de boue, de tentes et de rêves brisés où l’humanité désespérée, en recherche d’un endroit sûr pour se reconstruire, attend.

Douze mille personnes suspendues dans le néant refusent de payer le coût de leur propre transfert, pourtant obligatoire, vers un camp de détention grec. En demeurant fermes et constantes, elles témoignent de l’échec des politiques européennes.

C’est le 18 mars – au cours de ce qui fut la troisième réunion entre les chefs d’État et de gouvernement visant à approfondir les relations UE-Turquie concernant la crise migratoire – que le Conseil européen a approuvé un plan fortement critiqué par bons nombre d’organisations internationales. En effet, dans ce plan ont été insérées les dispositions suivantes : l’expulsion vers la Turquie de tous les migrants ne demandant pas l’asile auprès des autorités grecques ; la réinstallation dans l’Union européenne depuis la Turquie d’un Syrien pour chaque ressortissant syrien dont le retour sera organisé depuis les îles grecques et ce dans la limite de 72 000 places d’accueil déjà réparties entre les 28 États ; le feu vert d’un processus de libéralisation des visas pour les citoyens turcs ; le transfert à la Turquie de 6 milliards d’euros pour soutenir des projets en faveur des demandeurs d’asile et de réfugiés.

De nombreuses zones d’ombre demeurent pourtant : que se passera-t-il si le nombre de retours vers la Turquie dépasse les 72 000 individus ? Que différencie mesure « temporaire » et « extraordinaire » ? Quelle sera la destinée des migrants interceptés dans les eaux territoriales grecques avant d’atteindre les îles grecques ? Y aura-t-il une possibilité réelle de demander la protection internationale en Grèce, ou la stratégie de hotspots, déjà bien connue en Italie, sera-t-elle de mise afin que les migrants, divisés par nationalité, soient immédiatement rejetés avant même de pouvoir demander l’asile ? Dernière question mais pas des moindres : la Turquie peut-elle être considérée comme un « pays tiers » sûr ?

La position d’Amnesty International est très claire, l’organisation s’est exprimée dans un communiqué de presse publié le 1er avril où elle dénonce les «graves lacunes» de l’accord. Une recherche menée par l’organisation a révélé que depuis la mi-janvier 2016, en violation du principe de non-refoulement (inscrit dans le premier alinéa de l’article 33 de la Convention de Genève sur les réfugiés du 28 juillet 1951), les autorités turques auraient expulsé vers la Syrie, quasi quotidiennement, au moins une centaine de personnes – y compris des femmes et des enfants.

Et pendant que le Haut-Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés (HCR) et l’ONG Médecins Sans Frontières se retiraient sur l’île de Lesbos au camp de Moria – transformé en un véritable centre de détention immédiatement après la signature de l’accord -, la Grèce donnait son feu vert pour le rapatriement des premiers migrants vers la Turquie. Les mots de Giorgos Kosmopoulos, représentant d’Amnesty International pour la Grèce, sont durs. « Malgré les lacunes juridiques graves et le manque de protection adéquate en Turquie, l’Union européenne poursuit un accord très dangereux. La Turquie n’est pas un pays tiers sûr pour les réfugiés. Les autorités de l’UE et de la Grèce en sont conscientes, elles n’ont pas d’excuses ».

Eva Cossé, spécialiste des Droits de l’Homme pour l’organisation Human Rights Watch, dénonce : « La politique européenne mise en œuvre par la Grèce claque la porte à des familles et à beaucoup d’autres personnes qui se sont échappées des horreurs causées par l’Etat islamique, la menace des talibans ou les bombes du gouvernement syrien. Lorsqu’il existe des alternatives à la détention, comme dans les îles grecques, il n’y a aucune justification légale ou morale permettant de maintenir les demandeurs d’asile ou les migrants derrière les barreaux ».

Ces politiques restrictives et de détention portent déjà les effets que de nombreux dirigeants européens escomptaient : une diminution exponentielle du nombre des arrivées en Grèce a pu être notée dès la deuxième semaine d’avril avec moins de 100 arrivées par jour contre plus de 1100 journalières en mars. Pourtant, des dizaines de milliers de femmes et d’hommes bloqués en Grèce ne semblent pas encore tout à fait réaliser que la route des Balkans, celle qui pendant des mois a été la principale passerelle vers l’Europe, est finalement scellée avec peu de probabilité d’être rouverte. Il est bouleversant d’imaginer qu’en août 2015, sur ces mêmes frontières devenues infranchissables, aient pu transiter près d’un million de personnes, modifiant la morphologie et l’apparence même de ce qui est désormais une évidence aux yeux des gouvernements européens qui ne peuvent plus tourner leur visage, feignant de ne pas voir.

Idomeini, Gevgelija, Tabanovce, Presevo, Dobova, Slavonski Brod, Gornja Radgona, Sentilj, Radkersburg, Spielfeld : tels sont les noms des camps qui resteront gravés dans l’histoire, une étape obligée pour les migrants le long de la route des Balkans.

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Le périple d’Ahmed : d’Alep à l’Allemagne

« Il nous aura fallu deux semaines pour rejoindre l’Allemagne. Turquie, Grèce, Macédoine, Serbie, Croatie, Slovénie et enfin l’Autriche, soit une moyenne de deux jours par pays. Nous avions hâte, nous voulions arriver ». Ahmed esquisse un sourire alors qu’il repense à son voyage en Europe avec sa mère et ses trois frères.

« Nous avons quitté Alep quand la salle de classe de l’université où je faisais mes études a été bombardée. Beaucoup de mes amis sont morts, je m’en suis sorti par miracle. A ce moment, je savais que nous n’avions plus le choix : rester à Alep signifiait aller à la rencontre d’une mort certaine ». Ahmed est rentré à la maison ce jour-là et a pris sa mère et ses frères pour se diriger vers la frontière turque.

« Avec les trafiquants, il est encore facile d’entrer en Turquie. Nous avons marché de nuit, nous nous sommes cachés derrière les arbres et nous avons traversé la frontière. De là, nous nous sommes immédiatement dirigés vers Izmir, sans perdre de temps, la Turquie n’était pas une alternative possible », poursuit Ahmed.

D’Izmir, ils se sont embarqués pour les îles grecques sur un bateau pneumatique avec d’autres familles syriennes. Un distance de seulement quatre milles (6.5 km), une petite heure et demi de voyage, qui en 2015 a tué plus de 3700 personnes. « Nous avons eu la chance, la mer était calme, avec nous se trouvait un garçon syrien qui savait comment conduire le bateau. Mais à Lesbos tout s’est agité. Nous avons été emmenés par bateau à Athènes, à partir de là en bus, puis à pied, puis en train, d’un camp à l’autre, de pays en pays. Nous n’avons pas dormi pendant des jours ».

Les paroles d’Ahmed sont déroutantes : il n’arrive même pas à se rappeler du nom des camps qu’il a traversés, des langues qu’il a pu entendre tout en voyageant. Jour et nuit perdirent leur sens, le concept même de frontière aussi. Il se souvient seulement d’un énorme flux de personnes, de familles, d’enfants qui marchaient avec lui. Un événement épique duquel Ahmed a fait partie.

Ahmed vit maintenant avec sa famille dans un camp de demandeurs d’asile en Allemagne. Il a commencé à étudier l’allemand et souhaite l’année prochaine regagner l’université pour poursuivre ses études. Ses frères ont déjà commencé à fréquenter l’école et à se faire des amis. Sa mère, toujours désorientée, porte le regret de la Syrie du passé, mais est bien consciente que de quitter son pays était le seul choix qui s’offrait à la famille.

Principale préoccupation de toute la famille : connaître le sort de leurs proches et de leurs amis bloqués en Syrie et en Turquie. « Quand la Macédoine a décidé d’ouvrir ses frontières, tout a changé : nous avons arrêté d’aller nous noyer en mer Méditerranée dans une tentative désespérée d’atteindre la côte italienne, nous avons cessé de mettre en danger nos vies et celle de nos enfants. Mais maintenant, après cet accord avec la Turquie, tout est revenu à la normale, c’est peut-être même pire. Combien de personnes devront mourir avant que l’Europe ne change de politique ? ».

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