Actualité et archéologie du Moyen-Orient et du monde de la Bible

Existe-t-il une identité arabe  ?

Propos recueillis par M-A. Beaulieu et N. Halloun
23 janvier 2017
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Manifestation palestinienne de soutien contre l’extrémisme religieux après la mort de policiers jordaniens à Karak, le 21 décembre 2016 ©Nasser Ishtayeh/Flash90 Le keffieh blanc est le keffieh palestinien, Le rouge est jordanien.

S’il s’avère qu’on appelle Arabes aujourd’hui des populations qui vivent sur une bande qui va du Maroc au sultanat d’Oman, existe-t-il pour autant sur ce territoire une identité assez homogène pour la nommer “identité arabe ?”


Après l’article “De qui arabe est-il le nom”, Terre Sainte Magazine poursuit son entretien avec le père Rafiq Khoury du patriarcat latin.

Père, trois expressions (Maghreb, Machreq, Golfe) permettent de nommer la géographie de ce qu’on appelle le monde arabe. N’est-ce pas le signe que l’expression même «monde arabe» est trop globalisante ?

Il est vrai qu’il y a des entités distinctes. Mais chacune de ces entités se définit comme arabe. On parle du Maghreb arabe, du Machreq arabe et du Golfe arabe. Par ailleurs, cette diversité n’existe pas seulement entre ces trois entités, mais aussi à l’intérieur de chaque pays du monde arabe (comme c’est le cas dans tous les pays du monde). Ce sont alors des entités distinctes ayant une identité commune. C’est précisément cette identité commune dans laquelle ces régions se reconnaissent qu’on appelle «le monde arabe». Il y a ici ce qu’on peut appeler la dialectique entre la diversité et l’unité. L’unité n’efface pas la diversité et vice-versa. Maintenant le génie des peuples consiste à mettre ensemble cette diversité et cette unité, dans le monde arabe. Nous n’en sommes pas encore arrivés à ce stade, c’est un processus qui avance pas à pas.

S’ils sont culturellement distincts les uns des autres, qu’est-ce que les Arabes ont en commun mis à part la langue ?

Le monde arabe ne se résume pas à une similitude linguistique, c’est plus profond que cela, c’est avant tout une culture commune. Prenons l’exemple de Al-Mutanabbi, poète arabe qui est étudié dans toutes les écoles arabes, partout dans le monde arabe. C’est le cas aussi des Mu’allaqât, des poésies arabes préislamiques : elles sont étudiées elles aussi dans toutes les écoles arabes. Il y a des différences culturelles dont le fond commun néanmoins cimente les peuples du monde arabe.

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La culture passe d’un pays à un autre sans aucune difficulté, parce qu’ils se considèrent dans une culture commune. Le cinéma égyptien est vu dans tout le monde arabe, le théâtre syrien est lui aussi regardé dans tout le monde arabe. Il y a une littérature, un cinéma et une chanson arabes. Je crois qu’il faut aller plus profond pour trouver qu’au cœur de la variété des composantes du monde arabe, il y a un fond qui est commun à toutes.

Dans le monde arabe, il y une religion commune, c’est l’islam et il y a une langue commune, c’est la langue du Coran. Ce qui façonne l’identité arabe n’entre-t-il pas en contradiction avec l’identité propre des chrétiens de ces pays ?

Je comprends que la culture arabe soit imprégnée de la religion musulmane. Mais la religion musulmane n’est pas la seule sur le terrain. La culture arabe est aussi chrétienne. Les chrétiens arabes ont forgé une langue arabe chrétienne. Entre le VIIIe et le XIVe siècle, ils ont bâti un patrimoine arabe chrétien. Il s’agit d’un corpus littéraire et religieux immense. Les chrétiens ne se sont pas contentés de parler l’arabe, ils ont concouru à développer la culture et la langue arabe.

Il y a un adage répété par certains musulmans et chrétiens : «Le christianisme ne s’arabise pas et l’arabité ne se christianise pas». Or, comme chrétiens et arabes, nous sommes un démenti de cet adage. Nous sommes des arabes et des chrétiens qui vivent à côté d’arabes qui eux sont musulmans. Notez également que la langue arabe est devenue une langue juive. Moïse Maïmonide a écrit en arabe. Dans la littérature moderne, il y a des juifs du monde arabe qui ont écrit en arabe. Il y a aussi des juifs qui ont chanté en arabe comme Leïla Mourad, une des plus grandes chanteuses arabes. Le théâtre égyptien a évolué avec l’aide de juifs qui l’ont renouvelé. La culture arabe est ouverte à toutes les religions.

Image surprenant des scouts musulmans de Jéricho qui défilent sous la bannière de l’Eglise grecque orthodoxe à l’occasion du baptême
du Christ le 18 janvier 2016 ©Yaakov Lederman/Flash90

Personnellement, je définis le chrétien arabe comme le dernier témoin de l’arabité. C’est nous qui sauverons l’arabité pour qu’elle ne soit pas une arabité religieuse musulmane, mais une arabité qui englobe tout le monde. Cela dépendra de notre engagement dans ce monde arabe pour affirmer que l’arabité n’appartient pas seulement à l’Islam mais qu’elle a des expressions multiples dans le monde arabe.

Aujourd’hui, dans l’ensemble du monde arabe, la liturgie chrétienne est célébrée en langue arabe côte à côte avec les langues traditionnelles. Liturgies maronite, byzantine, latine etc… toutes sont célébrées en arabe.

Pourtant, ces dernières années, n’assistons-nous pas de façon plus rapide et violente à une captation de la culture arabe par l’islam, à un effacement de la différence ?

Le monde arabe est actuellement un monde en crise, à la recherche de lui-même. Un islam extrémiste s’est développé qui est en train d’étouffer la diversité. Oui nous sommes en train de passer par un moment de folie qui n’a pas d’avenir (Dostoïevski l’a bien montré dans son roman «Les Possédés»). Et d’ailleurs ce projet islamique est en train de connaître une période de décadence. Maintenant, dans le monde arabe, on croit de moins en moins à ces projets islamiques, qui ont fait faillite en Irak, en Libye, en Syrie et ailleurs.

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Nous reviendrons tôt ou tard à cette identité arabe, plutôt qu’à l’identité religieuse ou confessionnelle. Il me semble que cette crise aura un effet bénéfique sur le monde arabe, malgré les nombreuses victimes innocentes qu’elle entraîne. Le monde musulman et le monde arabe en sortiront, je crois, «purifiés». Évidemment, la situation est assez complexe, et il n’est pas possible d’entrer dans tous les détails dans une interview de ce genre.

Est-ce qu’il y aura suffisamment de chrétiens arabes dans le monde arabe pour défendre au moment opportun ce culturalisme pluriel ?

Il me semble que la question n’est pas une question de nombre, mais de présence. Pour vous donner un exemple, les chrétiens palestiniens, dans ce qu’on appelle actuellement les Territoires palestiniens, ne sont pas plus de 50.000, mais leur présence, dans la société palestinienne, est beaucoup plus importante que leur petit nombre. Il se peut que le nombre de chrétiens diminue mais je crois qu’ils seront toujours là, dans les divers pays arabes, pour rappeler à tous que l’identité arabe n’est pas seulement musulmane. Actuellement il y a douze millions de chrétiens, beaucoup sont partis à cause des guerres. Cependant un nombre assez important demeurera dans la région pour continuer à contribuer, avec les autres à la reprise du monde arabe.

Vous comptez douze millions dont neuf millions sont en Égypte… ça veut dire que pour tous les autres pays il reste trois millions…

Au-delà du nombre, je crois que les chrétiens syriens, les chrétiens irakiens, les chrétiens égyptiens comme les chrétiens palestiniens auront un rôle à l’avenir. C’est à eux de définir et d’imaginer ce rôle. Il faut inventer l’histoire et ne pas se contenter de la subir. C’est la raison pour laquelle nous insistons pour que les chrétiens restent dans leurs pays, parce qu’il en va non seulement de leur avenir mais aussi de celui de leur pays. S’ils partent, le monde arabe aura une seule couleur, et cela serait, d’après moi, la fin du monde arabe. D’ailleurs, beaucoup de musulmans, et de plus en plus, s’en rendent également compte.

Est-ce que les chrétiens en Orient n’ont pas avantage à s’ancrer dans leur histoire préislamique comme le font les coptes en Égypte, qui ne se considèrent pas arabes mais coptes et égyptiens ?

L’histoire n’est pas statique, mais dynamique. La fuite en arrière dans une histoire dépassée nous rejette en dehors de la réalité, dans une histoire illusoire. Vouloir s’affirmer dans la division des particularismes ne me semble pas être la direction à prendre. La bonne direction, c’est la plus difficile : trouver l’homogénéité à l’intérieur de la diversité. Là est l’avenir. La confessionnalisation de la région n’est bonne pour personne. Le compartimentage (un État juif, chrétien, druze, chiite, sunnite etc…) de la région est préjudiciable à tous, parce qu’il met ces entités en lutte perpétuelle entre elles.

D’après vous, pourquoi l’Europe a-t-elle à ce point peur des arabes ?

Il y a en Occident une mémoire anti-arabe (arabophobie) et antimusulmane (islamophobie). L’Occident chrétien et l’Orient musulman, ont connu de longues périodes de conflits et de guerres (conquêtes musulmanes, croisades, colonisation…). Les Européens pensent qu’un monde arabe uni représente un danger pour eux. Pourtant, après la chape ottomane, le monde arabe est revenu dans le jeu de l’Histoire en ami de l’Occident. L’indépendance des pays arabes s’est faite avec l’aide de l’Occident. Malheureusement l’Occident a tout fait pour faire de ce monde un ennemi. Les mémoires des Occidentaux, comme des Orientaux sont blessées.

Pourtant, cette relation entre l’Orient et l’Occident n’a pas été seulement faite de conflits. Il y a eu aussi de fortes interactions culturelles. Il suffit de se rappeler que le sujet de l’un des grands débats dans l’Europe du XIIe siècle était l’averroïsme : être pour ou contre Averroès – Ibn Rush, en arabe – , un philosophe et théologien musulman dont l’œuvre a influencé les philosophes médiévaux chrétiens et juifs. Des relations culturelles existaient entre ces deux mondes. Il faut puiser et faire émerger ces relations qui ont existé dans le passé pour pouvoir travailler aujourd’hui à construire les relations positives de l’avenir. Il faut changer nos regards et purifier nos mémoires si nous voulons véritablement travailler ensemble à un avenir meilleur. À rester prisonniers de nos mémoires négatives des deux côtés, nous n’accumulerons que dégâts et cadavres.

L’arabité n’est-elle pas une identité factice, une identité étrangère, un semblant d’unité qui en fin de compte fait obstacle à l’émergence de l’identité propre des pays de la région ?

Notre identité arabe n’est ni «factice» ou «étrangère», ou «un semblant d’identité». Elle fait partie de notre moi collectif le plus profond. Vous savez, mon arabité est née en moi, avec le lait de ma mère, qui ne savait ni lire ni écrire. Mais c’est avec son lait que j’ai appris que j’étais arabe. L’arabité reflète une identité fondamentale dans laquelle ces peuples si divers se reconnaissent.

Souvent, on me demande à quel élément de mon identité (l’arabe ou le palestinien ou le chrétien) je donne la priorité. Je réponds que cette question est artificielle et n’a pas de sens. Il n’y a pas en moi trois compartiments séparés, distincts et sans interaction. Il n’y a pas en moi de compartiments, l’un chrétien, l’autre palestinien et le troisième, arabe. Je suis et Palestinien et chrétien et arabe, mélangez tout cela ensemble et vous aurez Rafiq Khoury qui est devant vous. Les trois composantes sont une partie intégrante de mon moi. Je vis, j’agis et je réagis à partir de tout cela ensemble.

Les livres d’école d’enseignement religieux au Maroc auraient été révisés pour présenter un islam plus ouvert. Ce serait également le cas en Jordanie. Avez-vous entendu parler de cela ?

Dans le monde arabe, il y a une conscience de plus en plus grandissante de la nécessité de revoir les textes scolaires, surtout ceux de l’enseignement religieux et civique. Le débat est ouvert, surtout dans les médias. Ce qu’on répète est que ces textes scolaires ont eux aussi une part de responsabilité dans la situation de crise dans laquelle nous nous trouvons. Est surtout critiquée la présentation de l’autre comme différent, qui propage la culture de la diversité et de l’autre différent. Plusieurs organisations civiques œuvrent aussi dans ce sens. Répétons qu’il est nécessaire de développer la notion de citoyenneté, seule capable de mettre toutes les composantes de la société sur un pied d’égalité. C’est un processus qui prend son cours petit à petit.

Pourquoi dénoncez-vous le morcellement plutôt que la cristallisation de l’identité ou son évolution ?

Les deux tendances sont autant à dénoncer. Le morcellement va à l’encontre de la tendance à l’unité très marquée dans le monde d’aujourd’hui. De l’autre côté, l’identité fermée et fanatique est un facteur de conflits. En France il y a eu la guerre de Cent ans. Le morcellement de l’identité nous condamnerait à vivre une guerre de mille ans dans la région ! La solution c’est de trouver une unité au monde arabe, unité dans la diversité, pour qu’il puisse vivre dans l’homogénéité et non pas chacun dans son pré carré et contre l’autre. Nous ne voulons pas d’un monde morcelé les uns contre les autres.

Si l’arabe est la langue du Coran et si on tient que les conquêtes musulmanes ont «unifié» le monde arabe, cette identité et cette unité ne sont-elles pas intrinsèquement musulmane et politique ?

C’est vrai que l’arabe est la langue du Coran, mais elle n’est pas que la langue du Coran. Cette langue est arrivée à Damas avec les Omeyyades, à Bagdad avec les Abbassides, sans oublier l’Andalousie. Et on a vu l’élaboration d’une langue capable de parler de philosophie, de sciences dans toutes ses branches, de médecine de littérature, de poésie… Bref, une culture. La langue arabe est très vite devenue une langue humaine, elle n’est pas restée religieuse.

L’histoire a fait que notre langue est née en Arabie et s’est imposée comme langue du Coran, mais elle s’est vite ouverte à la culture humaine et s’est développée.

Y a-t-il des points de rencontre entre l’Orient arabe et l’Occident ?

Un arc géographique relie l’Orient et l’Occident, la Méditerranée se trouvant au milieu de ces deux mondes. Cet arc part de l’Espagne et passe par Marseille, la Sardaigne, la Sicile, Malte, Chypre, le Liban, la Palestine y compris Gaza. Ce sont les lieux où le monde occidental et le monde oriental se sont affrontés. Ces lieux ont surtout été des lieux de confrontations et de conflits. Mais aussi des lieux de rencontres et d’interaction. Je donne l’exemple de Malte. Il est vrai que le Palais présidentiel est rempli de tableaux de scènes de guerres navales entre Malte et le monde musulman, mais on ne peut oublier que 75% de la langue maltaise vient de l’arabe, qui nous rappelle que cette île a aussi été un lieu de rencontres. Il en est de même de tous les ponts mentionnés plus haut.

Nous pouvons donc toujours trouver des lieux de rencontres, seulement il faut les chercher. Nous pouvons toujours discuter de ce qui nous sépare mais trouvons d’abord ce qui nous unit.

Ce que je souhaite, c’est que le monde arabe trouve sa stabilité pour avoir sa place à la table des nations. Qu’il puisse contribuer au bien-être de l’humanité entière. Aujourd’hui il vit sous diverses formes d’oppression. Quand il en sera libéré, peut-être pourra-t-il vraiment offrir. Je suis confiant que le monde arabe deviendra un enrichissement de l’humanité plutôt qu’un problème. Mais il besoin de la compréhension de l’Occident, qui est invité à regarder ce monde comme un partenaire plutôt que comme un adversaire à dominer. Il en va de l’avenir de notre humanité.

Dernière mise à jour: 23/01/2024 17:57