Israël et Palestine, “États ethniques” : une solution valable ?
L’élection de Donald Trump donne des ailes aux partisans d’un Grand Israël allant du Jourdain à la Méditerranée. Mais si la politique israélienne décidait de l’annexion des territoires palestiniens à l’état hébreu, cet État serait-il vraiment un État juif ?
Le statisticien israélien d’origine italienne Sergio Della Pergola jette un pavé dans la mare de la droite : un État où les juifs ne seraient pas majoritaires n’est pas légitime.
Pour autant ses positions ont de quoi faire bondir ceux qui pensent que la paix passera par la capacité à vivre ensemble. Della Pergola, lui, prêche pour des “États ethniques”.
Professeur, vous affirmez que les juifs sont aujourd’hui minoritaires dans toute la région entre la mer Méditerranée et le Jourdain. La définition de juif a différentes nuances. Qui, en calculant ces statistiques, considérer comme tel ?
Dans la région comprise entre la mer Méditerranée et le Jourdain, aujourd’hui les juifs sont environ 49 % si on considère la définition du rabbinat. Je retiens la définition de juif selon la halakha, la loi hébraïque.
Si on considère aussi les résidents qui, bien que n’étant pas juifs, sont de familles d’origine juive et qui aujourd’hui font effectivement partie de la société juive (ils habitent les quartiers juifs et parlent l’hébreu), ils haussent légèrement le pourcentage de 49 % à 51 %. Si on considère non seulement le critère d’appartenance religieuse mais le sociologique, cette majorité juive est étriquée. Pour faire court, nous sommes aujourd’hui à 50 % juifs et 50 % non-juifs résidant sur l’ensemble du territoire entre la Méditerranée et le Jourdain, y compris Gaza.
Vous parlez de l’ensemble du territoire entre la Méditerranée et le Jourdain soit Israël, Cisjordanie et Gaza. Concentrons-nous sur Israël. Qu’est-ce que ces statistiques impliquent pour un État qui se définit comme juif ?
Plutôt que de nombres, pour répondre à cette question, il faut discuter de l’identité. Ces données délégitiment un État juif dans la mesure où on décide de tenir compte des nombreuses populations non-juives dans le contexte de l’État actuel. Supposons plutôt que le conflit se résolve avec deux États pour deux peuples, l’un juif l’autre arabe. Dans ce cas, les proportions seraient différentes. Et alors en Israël, État juif à côté d’un État arabe, le pourcentage de juifs serait beaucoup plus élevé et l’identité juive confirmée et légitimée. La question démographique se transforme alors en question de choix politiques.
Vous pensez donc que la création de deux États ethniques, l’un juif et l’autre arabe, pourrait représenter une solution gagnante pour une paix durable ?
Oui. L’idée de la création de deux États est évidemment à retenir et me paraît théoriquement gagnante. Les deux parties pourraient être complémentaires. La séparation garantirait les droits culturels et nationaux des deux et la proximité une intégration économique forte. Ainsi, cette formule pourrait être positive. En réalité aujourd’hui beaucoup de Palestiniens travaillent en Israël : l’économie est déjà intégrée en partie, les revenus de certaines familles qui habitent en Palestine proviennent d’Israël ; je veux dire, l’idée est logique, possible et même politiquement séduisante. Le problème est que sa faisabilité réelle aujourd’hui est très faible car elle se heurte à une forte opposition. Si l’on dépasse la réalité israélo-palestinienne, en de nombreux cas des conflits ont été résolus, par exemple, par des modifications du tracé des frontières. Et donc, une possibilité serait celle de l’échange des territoires.
Le ministre de la Défense, Avigdor Lieberman, a lui aussi déclaré soutenir la solution à deux États. À son avis, elle serait réalisable au moyen de l’échange des territoires et des populations. Concrètement, est-ce que vous croyez qu’il s’agisse de la bonne solution ?
Le ministre nationaliste israélien Lieberman en a parlé, cependant cette idée vient de la gauche. Pour respecter les deux cultures, on devrait redessiner les frontières sans déplacer les gens. On obtiendrait ainsi deux États pour deux peuples, juif et arabe. Israël intégrerait la partie urbaine des implantations désormais existantes pour lâcher à l’État palestinien une partie de son territoire habité aujourd’hui par un grand nombre d’arabes palestiniens. La plupart des arabes citoyens d’Israël deviendraient citoyens de l’État de Palestine ; les implantations une partie de l’État d’Israël. Le tout en restant chez soi : l’échange des populations n’est pas nécessaire. La frontière serait à redessiner avec précision, bien sûr avec beaucoup de courbes, de manière à rassembler la majorité des personnes d’une même nationalité ethnique, on parlerait donc de deux États ethniques, l’un juif et l’autre arabe, tout en considérant que des minorités resteraient au sein de l’État voisin.
Et Jérusalem ?
C’est la question épineuse. Les Nations Unies prévoyaient pour Jérusalem un statut séparé sous leur contrôle direct. Dans ce projet, la ville de Bethléem était incluse aussi. Aujourd’hui on peut penser à différentes solutions.
La première pourrait être un partage politique mais non administratif. La ville est une, je pense que la diviser serait impossible. Cependant les quartiers à prédominance arabe pourraient faire partie de l’État palestinien et les quartiers à prédominance juive de l’État juif. On obtiendrait une situation où chacun relève de son propre État national sans opérer de déplacement de population. Le monde est plein de solutions similaires, il y a plusieurs exemples de villes partagées politiquement : elles fonctionnent grâce à un comité de contrôle super partes qui gère et coordonne. Une autre possibilité est de revenir à l’idée d’un troisième État, limité à la zone des lieux saints : la vieille ville de Jérusalem. Je l’ai suggéré : une sorte de Cité du Vatican avec sa propre administration.
Quand on y réfléchit calmement, il existe de nombreuses solutions. Le problème reste de se mettre autour d’une même table pour se décider à résoudre le conflit concrètement, avec tous les problèmes techniques qui en découlent.
À votre avis, pouvons-nous espérer dans une paix future ou reste-t-elle une utopie ? Quel avenir pour ces terres ?
Il faut être très prudent. En juin prochain 50 ans seront passés depuis la guerre des Six jours, cela donne à penser. Le conflit dure encore après 50 ans. Je crois que l’un des obstacles vient du rapport avec le monde arabe, qui pour une partie refuse de reconnaître l’existence-même d’Israël. On ne peut pas négliger cet aspect. Du côté israélien il est nécessaire aussi de faire notre propre examen de conscience. Est-ce que tout ce qui était possible a été fait ? Non. Des deux côtés il faut réfléchir. Cependant je demeure optimiste, j’ai confiance dans la possibilité de parvenir à un accord, même si aujourd’hui le climat n’est pas à la confiance. Gaza reste un problème énorme : les Palestiniens auraient dû ouvrir un processus civil de reconstruction des infrastructures et de mise en place d’un gouvernement autonome. Au contraire, Hamas est né. Du côté israélien aussi il y a un certain extrémisme de refus. Cela dit, je pense quand même qu’il existe des voies moyennes qui sont de vraies alternatives aux extrêmes. Elles devraient nous permettre de trouver un chemin commun.
Des données pour mieux comprendre
À partir de 2016 on ne peut plus parler de majorité juive dans le territoire compris entre la Méditerranée et le Jourdain selon le Bureau Central Israélien de Statistiques (CBS). Aujourd’hui – parmi les 12 890 000 personnes qui y habitent – les juifs sont 6 336 400, c’est-à-dire 49,1 % du total. Ces chiffres sont différents de ceux d’il y a quelques années. La majorité juive a toujours été enregistrée depuis 1950 jusqu’à la dernière décennie. En 1975 les juifs constituaient 65 % des habitants de l’ensemble du territoire, ce fut le maximum. Aujourd’hui ils ont baissé sous le seuil symbolique de 50 %.
Mais dans quel contexte ? 8 585 000 personnes vivent aujourd’hui dans l’État d’Israël, selon les dernières mises à jour du CBS, y compris Jérusalem-Est et les colons résidant en implantations. Les pourcentages donnent 75 % de juifs, 20 % d’arabes (chrétiens, musulmans, druzes), 5 % d’autres groupes. Toujours selon le CBS, en Israël les juifs enregistrent une croissance de 1,9 % et les arabes habitants d’Israël de 2,2 %.
En Palestine, en considérant les deux territoires de Cisjordanie et Gaza, selon le Bureau Officiel Palestinien de Statistique de Ramallah en 2016, 2 935 000 (inclus 225 000 à Jérusalem-Est) de personnes vivent en Cisjordanie et 1 882 000 à Gaza, soit un total de 4 817 000 habitants.
Une solution irréalisable ?
Retracer les frontières de deux États ethniques : telle est la proposition de Sergio Della Pergola. Mais est-elle réalisable aujourd’hui ? La question des implantations de colons en Cisjordanie est épineuse et sa résolution est loin d’être évidente. Redessiner les frontières, même avec beaucoup de courbes, est physiquement difficile, voire impossible dans la situation actuelle.
Selon le Centre d’informations israélien pour les droits humains dans les Territoires Occupés B’Tselem, les implantations de colons en Cisjordanie, qui ont vu le jour à partir de 1967, sont aujourd’hui désormais 250. Parmi celles-ci, 100 sont des avant-postes, c’est-à-dire des implantations présentes mais sans la reconnaissance officielle du gouvernement. Qu’en faire ? Au West Bank (en incluant Jérusalem-Est) sont présents, selon les statistiques de 2015 rapportées par B’Tselem, 550 000 colons. Selon Della Pergola Israël devrait intégrer la partie urbaine des implantations désormais existantes. Ces Israéliens pourraient-ils vraiment continuer à habiter les colonies les plus éloignées de l’actuelle frontière ? Et rester au cœur d’un West Bank destiné à devenir un État palestinien “ethnique” effectivement indépendant ?
Depuis 1967 la communauté internationale demande – sans l’exiger – le retrait d’Israël des territoires occupés au cours du conflit (Résolution 242). Encore le 16 novembre de cette année, à 49 ans de la guerre des Six jours, une loi qui légalise la construction d’implantations israéliennes sur les terrains privés détenus par des Palestiniens, bien que choquante, a reçu l’approbation préalable de la Knesset. Le retrait reste une condition pour une paix durable mais il est encore loin de l’agenda politique israélien.
Dernière mise à jour: 27/12/2023 20:50