La solidarité est le lieu privilégié où Dieu se rend visible
Frère Bahjat est originaire d’Alep. Depuis l’an 2000, il était en mission en Italie. En 2016, il a été envoyé dans son pays, la Syrie. Il est dorénavant le supérieur du couvent Saint-Paul Apôtre à Bab Touma en vieille ville de Damas. Il a raconté son quotidien à Terre Sainte Magazine.
Comment avez-vous retrouvé votre pays ? Quelle est la situation à Damas, aujourd’hui ?
Ce fut un vrai choc au retour. Tout a changé : la ville, la vie quotidienne. Avant la guerre nous vivions paisiblement, maintenant la tension est constamment palpable. Aujourd’hui je me trouve à Damas. La ville est divisée entre rebelles et gouvernement. Pour un visiteur qui ne reste ici que quelques jours, tout pourrait sembler normal. Cependant, quand on entre dans les maisons on comprend, en parlant avec les gens, ce qu’est réellement la vie ici. A Damas plane un calme trompeur et précaire. On peut passer de périodes de tranquillité à des moments de peur et de violence. Par exemple, en mars il y a eu deux attentats et on a été pris par surprise. Peu de temps après, il y a eu une nouvelle bataille et nous avons subi des tirs de mortier, qui ont fait de nombreux blessés. Nous n’avons pas pu célébrer la procession du dimanche des Rameaux par peur des terroristes infiltrés dans la foule. L’année passée, au contraire, nous avions vécu une Pâque tranquille. Cette année, depuis mars la tension s’accroît et les gens n’osent plus sortir de chez eux.
Combien de chrétiens sont restés à Damas ?
Calculer le nombre exact de chrétiens présents à Damas aujourd’hui est très difficile. Beaucoup d’entre eux sont partis, mais de nombreux réfugiés d’autres régions sont arrivés en ville. Ce que je constate, au-delà des chiffres, c’est la rareté des jeunes. Ceux qui ne font pas la guerre, et ils sont nombreux sur les fronts, sont partis à la recherche d’une vie meilleure. La plupart des familles que nous visitons se composent d’adultes et de personnes âgées, ou uniquement de personnes âgées, qui, pour la plupart, ne veulent pas quitter leur maison. L’absence des jeunes a un impact surtout en terme de qualité : en Syrie, nous étions présents au niveau culturel et créatif, dans la société, en politique et en économie. Aujourd’hui nous risquons de perdre cette présence qui était significative parce qu’elle était de qualité.
Vous avez donc accueilli des réfugiés arrivés d’autres zones du pays ?
Dans le sanctuaire de la Conversion de Saint Paul, là où nous recevions les pèlerins, nous accueillons les réfugiés. Ils viennent d’Alep mais surtout de l’est de la Syrie, d’al-Hasaka et Qamishli. Une partie est en transit : normalement, de Damas on poursuit vers le Liban, là où on peut essayer de postuler pour une demande d’émigration. Ensuite, si on a de la chance, on part pour d’autres pays. Une autre partie des réfugiés, surtout des malades, arrive à Damas pour se faire soigner, en particulier des cancéreux. Les hôpitaux d’Alep et de l’est sont fermés, donc ils doivent se déplacer.
De plus, beaucoup de réfugiés se sont stabilisés ici à Damas. C’est une ville où la situation, bien que précaire, est meilleure que dans bien d’autres zones.
De quoi souffre la population damascène ?
J’aimerais insister sur des aspects qui ne sont pas forcément évidents. Par exemple, la souffrance des familles dispersées. Dans la société syrienne, la famille joue un rôle très important. Elle représente une aide économique et un soutien moral. Aujourd’hui, qui en a la possibilité quitte la Syrie et les familles se séparent : il n’y a pas d’alternative.
Ainsi, chacun se retrouve dans une partie différente du monde et les plus faibles restent ici, sans aide. Les gens souffrent car il n’y a pas de travail. Ils se sentent inutiles et blessés dans leur dignité. Ils doivent demander, encore une fois, une aide. Nombre de familles qui auparavant possédaient des biens, des maisons, des usines, en sont aujourd’hui réduites à habiter dans une pièce à ne vivre que des aides humanitaires. Et puis plus rien n’est sûr. Les gens partent parce qu’ils ont peur de perdre un enfant sous un tir de mortier ou à cause d’une fusillade. Bien sûr l’espoir ne doit jamais mourir, mais il y a des personnes qui n’y arrivent pas. De plus en plus de gens ont besoin d’une aide psychologique.
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Où est Dieu en Syrie ? Comment la foi vous a-t-elle aidé ces dernières années ?
C’est une question difficile parce qu’il n’existe pas une recette qui vaut pour tout le monde. Je pense que Dieu se manifeste comme il s’est montré à Élie, dans le murmure d’une brise légère. C’est pourquoi il est nécessaire d’entrer dans les maisons, de parler avec les gens, de connaître leurs histoires. Alors, de cette façon, on peut essayer de comprendre leur expérience de foi. Ceux qui ont vu leur condition s’améliorer, ont aussi vu leur foi se renforcer. Mais d’autres l’ont remise en cause. J’ai quand même entendu beaucoup de témoignages incroyables. Quand les bombes tombent à côté de toi et que tu y survis… tu te mets à croire à la providence divine. Mais surtout la solidarité est le lieu privilégié où Dieu se rend visible. Les gens qui sont aidés et soutenus retrouvent l’espoir dans la gratuité, la valeur qui permet de toucher Dieu du doigt. Ici tout se vend et s’achète, tout. Si un geste est gratuit, il ne pourra être que divin. Il y a des gens qui arrivent à maintenir une foi profonde, malgré tout. Bien évidemment ils ne sont pas nombreux, car ce n’est pas facile de surmonter la peur et la préoccupation pour l’avenir. Mais il y en a. J’ai rencontré des familles qui ont vécu des situations très compliquées, mais qui ont choisi de rester car elles interprètent leur présence ici comme une mission. Elles donnent du sens à la souffrance en la transformant en don pour les autres.
Comment les franciscains aident-ils concrètement la communauté locale ?
Tout d’abord, nos paroisses ne se sont jamais arrêtées. Ce n’est pas du tout évident, mais c’était notre priorité : ne jamais s’arrêter, même pas sous les bombes. Nous le faisons pour continuer à donner l’aide spirituelle et l’éducation chrétienne et humaine, pour aider les gens à faire face à la souffrance. Ensuite, nous aidons les gens matériellement. Notre paroisse est aussi un centre d’urgence qui distribue nourriture, médicaments, gazole pour le chauffage, couvertures pour l’hiver, matériel scolaire. Nous aidons aussi les malades à faire face au coût des interventions médicales. Et cela sans exclusive : les franciscains sont ouverts à tout le monde.
On ne peut pas faire de différences quand quelqu’un a besoin. Avant d’aider les gens, nous ne demandons jamais quelle est leur origine ou leur confession.
Il y a aussi des petits projets en cours, le soutien psychologique aux enfants par exemple. Les aider à surmonter le traumatisme de la guerre pour leur permettre de se réintégrer dans la société en tant qu’enfants est fondamental. Les petits qui doivent travailler ne vivent pas leur enfance de façon saine. Nous maintenons aussi les activités de catéchisme, scoutisme, spiritualité, camps d’été. Éloigner les jeunes de la zone de tension les recharge de l’enthousiasme nécessaire pour lutter contre la vie quotidienne, quand ils y retournent.
Est-ce qu’il y a des histoires positives dans la souffrance que vous avez envie de raconter à qui ne voit que le désespoir en Syrie ?
Il y a beaucoup d’exemples positifs. Il y en a un qui m’a beaucoup impressionné, et qui reste présent à mon cœur et à mon esprit. J’ai connu une famille chrétienne de Hasake, ville de l’est du pays qui a été prise, en partie, par l’État Islamique. Beaucoup de chrétiens y habitaient avant. Le mari et les deux fils de cette famille avaient été pris en otage par l’E.I. En prison, ils n’ont jamais abandonné la foi. Ils ont fabriqué un rosaire avec les noyaux des olives qu’ils mangeaient. Ils récitaient l’Évangile chaque jour et ils ont réussi à enseigner le catéchisme aux chrétiens emprisonnés avec eux en se faisant envoyer des Bibles. Une force incroyable. Comment cela a-t-il été possible ? Leur réponse : “Chaque personne, même si elle est méchante, porte en elle une graine de bonté. Nous avons réussi à dialoguer avec nos geôliers”. Par miracle, ils ont été libérés et, choix encore plus courageux, ils ont décidé de rester à Hasake alors qu’ils avaient la possibilité d’émigrer. Ils sont là. Ils croient que leur présence est une mission, un exemple du bien dans un océan de mal. C’est Dieu et lui seul.
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Quels sont les rapports entre la communauté franciscaine et les autres communautés à Damas ? Et entre communautés religieuses ?
Entre les chrétiens et les autres communautés religieuses on se respecte. En ce qui nous concerne, nous accueillons tout le monde. Je dois quand même dire que la coordination manque au niveau de l’urgence. En collaborant on pourrait être beaucoup plus efficaces. Nous sommes en train d’essayer de nous améliorer : nous avons commencé à nous rencontrer régulièrement entre représentants des Églises, par exemple.
Est-ce que vous croyez encore à la paix pour la Syrie ?
Chaque semaine nous changeons d’avis sur la question. Nous n’en savons en fait rien. Il y a des périodes pendant lesquelles l’espoir renaît, mais d’autres où la vie est très difficile. Depuis le bombardement américain, les gens ont peur. On a peur que la guerre recommence avec plus de force. Mais l’espoir ne doit jamais mourir et donc oui, cette guerre aura une fin. On ne sait pas quand. Cependant, nous savons qu’aujourd’hui elle ne dépend pas de nous Syriens. Nous prions pour que les forces extérieures puissent atteindre bientôt un accord qui aille au-delà des intérêts économiques qui font poursuivre ce conflit.t
Dernière mise à jour: 18/01/2024 14:01