La Terre Sainte à l’arrivée des frères mineurs
L’arrivée des franciscains en Terre Sainte se situe historiquement dans les années 1215-1217. frère Élie, premier ministre de la nouvellement instituée “province de Terrae Sanctae”, nommé sur indication de François au cours du chapitre général célébré à Sainte-Marie de la Portioncule le 14 mai 1217, débarquait à Saint-Jean d’Acre à l’automne de la même année avec plusieurs compagnons.
A cette date, Saint-Jean d’Acre, érigée capitale du royaume latin de Jérusalem, était probablement le port le plus fréquenté du monde, signe d’un tourbillon véritablement incessant. Des contingents armés et des pèlerins, principalement en provenance de Brindisi et de Messine, débarquaient en continu pour participer à la cinquième croisade proclamée par Innocent III fin 1215.
La ville, siège des institutions laïques et ecclésiastiques, était surpeuplée et, hors les murs, les quartiers généraux des Croisés de diverses nationalités s’étendaient à perte de vue jusqu’à Haïfa, distante de quelques kilomètres. Parmi les innombrables pèlerins et ecclésiastiques qui arrivèrent ces semaines-là, Jacques de Vitry brosse le tableau d’une ville aux mœurs lourdement corrompues alors que, se référant au territoire environnant, il s’exprime en ces termes : “Par peur des sarrasins, je n’ai pas encore visité les Lieux Saints ; d’une certaine façon, je me trouvais dans la situation d’un homme qui n’a pas encore bu, bien qu’il ait de l’eau jusqu’au menton”. Une situation complexe que partagent également frère Élie et ses compagnons.
Comment a-t-on pu en arriver à interdire la cinquième croisade, qui aurait représenté la dernière tentative pour l’Église d’organiser une grande expédition pour la libération des Lieux Saints ? Pour tenter de comprendre le contexte géopolitique qui accueillit frère Élie à son arrivée en Orient et l’œuvre de saint François à Damiette, il est nécessaire de revenir un peu en arrière, vers les débuts du XIIIe siècle : la priorité de la chrétienté occidentale restait alors la reconquête de Jérusalem prise par Salāh-ed-Dīn (Saladin) le 2 octobre 1187, quelques semaines après la catastrophe des cornes de Hattin qui avait presque intégralement détruit le potentiel militaire croisé, avec la perte immense de la vraie Croix, et fait chuter la quasi-totalité des places-fortes du royaume.
C’est l’époque de la troisième croisade (1189-1192) proclamée le 29 octobre 1187 par Grégoire VIII avec la bulle Audita tremendi. Malgré les attentes et bien que garantissant la continuité de la présence des francs dans le Levant, elle ne réussit pas à rétablir les frontières du royaume dans ses limites précédentes. Par le Traité de Jaffa signé entre Richard I et Salāh-ed-Dīn, les Croisés récupèrent presque toute l’étroite bande côtière comprise entre Jaffa et Tyr, à laquelle s’ajouta Chypre soustraite à l’empire byzantin et confiée à la dynastie Lusignan. La bande est large d’environ 20km et s’étend le long de l’axe nord-sud, sur à peu près 150km. Plus au nord, les enclaves du comté de Tripoli et de la principauté d’Antioche qui conservaient les capitales respectives et les différentes places-fortes, essentiellement côtières, réussissent à résister et survivre.
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Que reste-t-il du royaume latin ?
Le désastre de Hattin avait eu d’énormes répercussions dans des domaines très variés. En ne considérant que le territorial, il nous suffit de signaler les pertes sur le plan institutionnel, où la monarchie se vit dans la nécessité de concéder de façon croissante les “fiefs de besant”, c’est-à-dire essentiellement des rentes, disponibles principalement sur les recettes des échanges commerciaux des villes portuaires dont le chiffre d’affaires avait augmenté de façon exponentielle durant le premier quart du XIIIe siècle. La production agricole et l’élevage furent également notablement réduits ainsi que les extraordinaires recettes générées par les pèlerinages aux Lieux Saints chrétiens et les lieux de pèlerinages musulmans vers la Mecque et Médine, que les francs contrôlaient en partie depuis les places-fortes de l’Outre-Jourdain.
Se référant aux années 1192-1217, l’historien Joshua Prawer inventa pour décrire les latins d’Orient, connus également sous le nom de poulains, le terme “Génération de l’attente”, là où ils furent spectateurs passifs d’au moins trois croisades : celle de l’empereur Henry VI (1195-1196), la quatrième (1204) et celle menée contre les Albigeois (1209-1229).
Ces années-là, plus que du fait de l’Occident, la survie du royaume de Jérusalem fut assurée par la désagrégation temporaire de l’empire ayyubide à la suite de la mort de Salāh-ed-Dīn le 3 mars 1193. Les luttes qui se déclenchèrent dans le milieu musulman pour succéder au grand sultan parmi ses fils et les membres de sa famille se conclurent seulement en 1200 avec l’affirmation de son frère Al-Malik al-‘Ādil, qui reconstruisit à son avantage l’unité des domaines ayyubides.
Henry de Champagne, Amaury II et Jean de Brienne, qui se succédèrent entre 1192 et 1227 sur le trône du royaume, légitimés sous le profil dynastique par l’union avec l’héritière Isabelle de Jérusalem, comprirent rapidement comment il fallait gérer les relations avec les musulmans : à travers un modus vivendi, en évitant, pendant l’attente de renforts effectifs d’Occident, tout élément de friction. Pour les monarques hiérosolymitains, la gestion interne n’était pas moins exigeante car la monarchie y paraissait toujours plus faible, en comparaison avec la haute noblesse, le clergé, les Ordres militaires, la force commerciale croissante et les puissances marines italiennes. A tout cela s’additionnait aussi, à certaines périodes, la rivalité avec Chypre transformée en royaume autonome par Henry VI en 1197.
C’est dans ce contexte d’instabilité interne caractérisant ces deux déploiements – à part quelques périodes limitées de belligérance – que se succédèrent plusieurs trêves qui amenèrent à des modifications contenues par rapport à ce dont était convenu le traité de Jaffa. Il s’agit donc d’une période caractérisée par de profondes mutations pour les États latins d’Orient, et en particulier pendant le second règne qui durera jusqu’à la chute de Saint-Jean d’Acre en 1291. À partir des prémisses du XIIIe siècle, on assiste à une véritable course aux améliorations techniques de l’architecture militaire grâce notamment aux progrès de la poliorcétique, l’art de conduire le siège d’une ville. Le concept de défense évolue radicalement vers une défense passive plus articulée, concentrée surtout sur le contrôle des axes de liaison avec la zone côtière. Face à la fragilité substantielle de la monarchie, ce sont les Ordres militaires, templiers, hospitaliers et, à partir de 1197 teutoniques, qui assumeront le rôle de principaux donneurs d’ordres des forteresses. Les armées ayyubides s’acharnèrent avec un fanatisme particulier sur les monuments de l’architecture religieuse réalisés au cours du XIIe siècle sur les lieux de mémoire bibliques de façon extraordinairement prolifique à travers l’utilisation des canons d’art roman (rien que dans le Royaume de Jérusalem, près de 400 églises édifiées ou restaurées a fundamentis ont été cataloguées). Là où l’action de reconstruction est possible, on assistera à l’introduction de l’art gothique conjugué à des caractères propres à la tradition architecturale orientale.
Alors que l’Europe était imprégnée d’une renaissance religieuse et de profondes tensions messianiques qui mèneraient à la fondation des Ordres mendiants, mais aussi des mouvements hérétiques et des courants mystiques-apocalyptiques, Innocent III, sur le trône pontifical depuis seulement quelques mois, lançait en août 1198 un appel à une quatrième croisade.
Exception faite des trop maigres troupes débarquées en Palestine, cette croisade fut dirigée par les Vénitiens à l’encontre de Constantinople qui, pour la première fois, fut conquise et saccagée. Ce bastion qui, pendant tant de siècles, contenait l’expansion musulmane vers l’Europe, tombait enfin dans les mains des chrétiens latins. Le butin de la conquête était colossal et fut distribué dans tout l’Occident. La création de l’Empire latin de Constantinople, en ouvrant un nouveau front pour la chrétienté, représenta donc un préjudice notable pour la Terre Sainte en détournant de considérables ressources financières et humaines en direction des Balkans et de l’Égée. Heureusement, une série de traités signés en Palestine entre Al-‘Ādil et les Croisés assurèrent une certaine stabilité. La sévère menace que la quatrième croisade avait fait planer sur l’Orient musulman et le danger d’ultérieures expéditions occidentales avaient conduit Al-‘Ādil à stipuler en septembre 1204 une trêve d’une durée de 6 ans qui offrait de nombreux avantages aux latins, sous l’angle territorial comme pour les pèlerinages, en particulier grâce à la réouverture des voyages de dévotion à Jérusalem et Nazareth.
Une nouvelle place-forte, le Thabor
Al-‘Ādil profita de la trêve pour lancer un programme ambitieux de fortifications et de protection des domaines damascènes, en particulier le long de la frontière les séparant des francs. Au cœur de ce programme figurent au premier plan la capitale, Damas, et les localités stratégiques de Bosra, ‘Ajlūn, Baalbek et Sarhad. Toutefois, l’intervention la plus extraordinaire est représentée par la construction, à partir du 22 mai 1211, d’une imposante forteresse sur le mont Thabor.
Identifié à partir du IIe siècle comme le lieu où fut manifestée la Transfiguration de Jésus-Christ (Mt 17, 1-8 ; Mc 9, 2-8 ; Lc 9, 28-36), des édifices cultuels et monastiques y avaient été bâtis du début de l’époque byzantine jusqu’en 1187. La nouvelle forteresse, en plus de fournir une extraordinaire base d’opération située à l’abri même de la frontière avec les francs, assurait aux ayyubides la domination du réseau routier de la vallée d’Esdrelon et, plus généralement, du réseau de communications de toute la Galilée en contrôlant aussi, à distance, le trafic croisé de la baie de Saint-Jean d’Acre.
La production épistolaire d’Innocent III indique combien la menace représentée par le nouvel édifice du Thabor était forte : “Ces mêmes sarrasins, pour confondre le nom chrétien, construisent une forteresse sur le mont Thabor, grâce à laquelle ils espèrent prendre possession d’Acre, qui en est voisin, pour ensuite investir, sans obstacles, le reste de la Terre Sainte, presque vidée de ses forces et de ses secours”.
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En 1210, Al-‘Ādil propose de renouveler la trêve qui arrive à son terme en offrant également des améliorations territoriales pour les francs. Le grand conseil des notables du royaume, la Haute-Cour, réuni pour délibérer sur la proposition, semblait prêt à l’accepter ; mais la position de Philippe du Plessiez, Grand maître du Temple, prévalut. Lui mettait en avant l’absurdité de s’engager dans des négociations avant l’arrivée du nouveau monarque désigné par Philippe Auguste, auquel les barons croisés s’étaient adressés pour épouser l’héritière du nouveau monarque du royaume Maria di Monferrato. Le choix du roi capétien s’était porté sur Jean de Brienne, qui appartenait à la petite noblesse et était déjà d’un âge avancé, mais qui était un chevalier expérimenté et valeureux. Pendant les années 1211-1213, au cours de la période appelée “croisade des pastouraux”, qui ne rejoindra jamais l’Orient, saint François avait tenté à plusieurs reprises de se rendre en Palestine.
Après la défaite de la quatrième croisade, Innocent III ne resta pas indifférent aux attentes des latins d’Orient et le 13 avril 1213, il annonça la convocation d’un concile œcuménique, Latran IV, ainsi que la préparation d’une nouvelle croisade. Pour ne pas répéter les erreurs commises au cours des expéditions des années 1188-1204, les modalités d’organisation furent ponctuellement définies par le concile, ouvert le 11 novembre 1215 dans le palais du Latran, alors que le départ de l’armée croisée avait été fixé au 1er juin 1217. La même année que le concile, le 25 juillet à Aquisgrana, le jeune empereur Frédéric “prenait sa croix” ; il ne rejoindrait cependant la Terre Sainte qu’en 1229.
Les sources disponibles fournissent de maigres informations sur les premières initiatives entreprises par frère Élie et ses confrères ; toutefois, la liberté de mouvement déjà limitée en dehors des bases franques avait sensiblement empiré au printemps de l’année 1218, quand débutèrent les premières opérations militaires dues à la cinquième croisade ; celles-ci se bornèrent à quelques offensives en territoire ennemi où les musulmans, en infériorité numérique, n’engageaient pas le combat et se contentaient de conduire une politique de la terre brûlée. La première attaque fut lancée dans la vallée du Jourdain, vers Beth Shean ; la deuxième visa la forteresse ayyubide du Thabor ; et la troisième fut dirigée vers la place-forte de Beaufort et la vallée du Litani. L’échec substantiel de ces actions, en particulier celle contre le Thabor, conduisit les Croisés à restaurer d’abord les défenses de Césarée et Castellum Peregrinorum puis, au printemps 1218, à accepter la proposition de Jean de Brienne de reprendre l’ancien projet d’attaque du Caire, la “Babylone” des Croisés, centre du pouvoir ayyubide.
Déconstruire ce qui avait tenu bon
Sur le front musulman, malgré la résistance victorieuse du Thabor, Al-‘Ādil ordonna, peu avant sa mort, la démolition de la forteresse ainsi que d’autres places-fortes de la zone afin d’éviter de concéder d’autres bases aux francs. Outre les fortifications du mont Thabor, ils démantelèrent également celles de Qal‘at Hunīn, Baniyas, Tibnin, Safed et Belvoir. Du coup, le premier objectif de la croisade était atteint : le Thabor ne représentait plus une menace pour la chrétienté. Quelques mois plus tard, la décision d’abattre les murs d’enceinte et les tours de Jérusalem eut un écho particulier. La Tour de David fut la seule à être préservée de cette campagne de démolition. Pendant que le gouvernement ayyubide appliquait la stratégie de la terre brûlée, à la fin du mois de mai 1218, les flottes occidentales (et en particulier la flotte italienne qui depuis des décennies dominait la Méditerranée) commencèrent à débarquer des troupes croisées près de Damiette. Après avoir péniblement réussi à conquérir la puissante tour de la chaîne qui défendait l’accès à l’entrée du Nil, les Croisés commencèrent le long siège de Damiette, “clé de l’Égypte” (mai 1218-novembre 1219). La chute de Damiette eut des effets catastrophiques pour le monde islamique, déjà bousculé de facteurs eschatologiques et menacé depuis l’Orient par les premières avant-gardes mongoles. Les ayyubides, en difficulté militaire évidente, ouvrirent la voie à des négociations : en échange de Damiette et de la mise en sécurité du delta du Nil, Al-Kamil manifesta à plusieurs reprises sa disponibilité à rétrocéder la Terre Sainte dans ses limites précédant celles dessinées par les conquêtes de Salāh-ed-Dīn, exception faite de l’Outre-Jourdain et des forteresses de Kerak et Shawbak, pour lesquelles il proposait quand même le payement d’un impôt. Mais ils ne purent saisir l’occasion de conduire favorablement la négociation à cause de graves dissensions internes et de l’intransigeance du légat pontife, Pelagio, qui était convaincu de pouvoir asséner un coup fatal à l’islam en faisant venir d’ultérieurs renforts depuis l’Occident, et en particulier de Frédéric II dont des prophéties prédisaient qu’il serait le “Conquérant de Damas” ainsi que du royaume chrétien de Géorgie et des troupes conduites par le légendaire Prêtre Jean.
On peut situer à l’été 1219, pendant le terrible siège de Damiette, l’arrivée de François et sa rencontre avec le sultan Al-Malik al-Kamil. Après la dramatique défaite militaire de la cinquième croisade, l’extraordinaire succès de François dans les “terres des non-chrétiens”, qui réussit à créer un lien solide entre l’action militaire et le concept de croisade et qui donna lieu à une présence permanente des frères mineurs en Terre Sainte, reste certainement un des résultats les plus significatifs et durables des deux siècles d’histoire que constituent les expéditions chrétiennes en Outre-mer. ♦