Ce n’est pas donné à tout le monde de publier un nouveau livre à 90 ans. Et si ce livre est un dictionnaire avec 10 000 mots et 15 000 phrases recueillis au cours d’une vie entière, l’entreprise devient encore plus singulière. Mais tout cela n’est encore rien comparé au but qui continue d’être encore aujourd’hui le moteur de frère Yohanan Élihai : aider les arabes et les juifs à se parler vraiment. Car son histoire témoigne combien le don des langues peut aussi devenir un outil important pour la construction de la paix.
Originaire de France, frère Yohanan vit en Israël depuis 1956, partageant la vie des Petits frères de Jésus, la famille religieuse inspirée par le Bienheureux Charles de Foucauld à laquelle il appartient depuis maintenant soixante-dix années. Sa vie à lui a été avant tout de partager le sort du peuple juif : ce fut lui qui, à partir de la découverte des horreurs de la Shoah, insista pour qu’en plus d’être au milieu des arabes en Palestine, les Petits frères assurent aussi une présence parmi les juifs de l’État d’Israël, à peine naissant. Une réalité qu’il avait lui-même découverte en tant que pèlerin en 1947, alors qu’il assurait un an d’enseignement dans une école française au Liban. En allant au-delà de nombreux préjugés répandus, même dans les communautés chrétiennes de l’époque.
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Des mots pour vivre ensemble
Avec le dominicain Bruno Hussar (plus tard fondateur du village de Neve Shalom – Wahat as Salam) frère Élihaï a fait partie des pionniers de la petite communauté catholique d’expression hébraïque, alors appelée Œuvre de Saint-Jacques. Ici aussi, la familiarité avec la langue lui a été d’un grand service : ce fut justement lui – grâce à une autorisation spéciale du cardinal Eugène Tisserant, alors préfet de la Congrégation pour les Églises orientales – qui réalisa les premières traductions du rite de la messe en hébreu, une dizaine d’années avant le Concile Vatican II. Les années suivantes, sa contribution fut aussi fondamentale pour accompagner le passage de l’hébreu classique à la langue moderne d’Israël dont cette communauté lit encore aujourd’hui le Nouveau Testament, chante et prie durant ses célébrations liturgiques.
La vie en Israël précisément, a rapidement conduit le frère Yohanan à ouvrir aussi les yeux sur la communauté des arabes israéliens. Ainsi, en 1965, il choisit d’aller vivre dans un village de Galilée, où il travaille comme typographe. Et il se rend compte que même dans ce contexte, il a quelque chose de spécifique à apporter. Avant son arrivée en Israël, ses supérieurs l’avaient envoyé trois ans à Marrakech pour “tuer” le temps en étudiant l’arabe. “A quoi cela pourra-t-il me servir ?” s’était-il demandé. Il l’aurait découvert en Galilée, en touchant du doigt les difficultés d’Israël à faire face à “la langue de l’autre”. Malgré la présence depuis 1948 d’une grande communauté arabo-israélienne, en réalité, peu de juifs parlent réellement l’arabe. Et même lorsqu’ils l’étudient à l’école, il s’agit de l’arabe classique, qui n’est pas la langue parlée par les Palestiniens dans leurs villages. C’est pourquoi frère Yohanan a choisi de mettre ses compétences linguistiques au service de ce type de rencontre. Durant toutes ces années, il a passé des heures et des heures chez des amis arabes à écouter leurs conversations et à recueillir des mots que personne d’autre n’avait pris la peine d’écouter. Ces mots sont entrés dans l’Olive Tree Dictionary, le vocabulaire de la paix dont la première édition est sortie en 1999. C’est précisément ce livre, qui vient d’être enrichi par frère Yohanan avec le nouveau dictionnaire contenant presque le double de mots et de phrases.
Le monde académique israélien a publiquement remercié le Petit frère de Jésus pour son engagement dans ce domaine, conférant en 2008 un diplôme honorifique de l’Université de Haïfa (la ville israélienne où plus que toute autre vivent autant d’arabes que de juifs). Une reconnaissance “à sa personnalité ‘débordante’ d’amour pour l’homme, pour le peuple juif et pour la terre d’Israël” et pour sa “contribution linguistique exceptionnelle à la ‘cœxistence’ entre les peuples en Israël.”
Le fait cependant d’avoir, à 91 ans, livré à la presse une version enrichie de son dictionnaire en dit long sur la manière dont le défi d’un véritable dialogue partant de la compréhension de l’autre continue de l’impliquer personnellement. Parce que c’est la langue qui permet aux gens de se rencontrer tels qu’ils sont. Peut-être – sur une terre où tout risque à tout moment d’évoquer le conflit – en apprenant aussi à se prendre un peu moins au sérieux. Dans une interview il a raconté cette plaisanterie à ceux qui – en le rencontrant – ne comprenaient pas son désir obstiné de partager jusqu’à ce point le sort d’Israël : “Il y a des Européens qui me disent : ‘Mais comment ? Tu fais partie de ce peuple ?’. Je leur réponds : Oui, certains Israéliens font des choses horribles, d’autres protestent, ils s’agitent. C’est pourquoi je ne me sens pas seul ici…”♦
L’homme du dialogue entre arabes et juifs
“C’est à 19 ans que j’ai découvert l’horreur de la Shoah. Pèlerin à Jérusalem en 1947, j’ai vécu ma première rencontre avec ce peuple revenu à la vie, enfin libre, sur la terre de ses ancêtres. Et j’ai pensé : ici quelque chose d’historique est en train de se passer et le monde chrétien ne le voit pas”. Entré dans la famille religieuse des Petits frères de Jésus, c’est en 1956 qu’il peut enfin réaliser son rêve de partager la vie d’Israël. Et là – comme de nombreux juifs qui firent leur aliyah durant ces années – il changea son nom en Yohanan Élihaï (qui signifie en hébreu “mon Dieu est vivant”). Au cours des premières années, il a également travaillé comme céramiste : l’une des expériences les plus bouleversantes pour lui fut de façonner les inscriptions avec les noms des camps d’extermination qui se trouvent au mémorial de Yad Vashem.
Dernière mise à jour: 05/02/2024 12:54