Il faut imaginer la Palestine aux XIXe et XXe siècles. Durant la période ottomane, et malgré les tentatives des Ottomans d’adoucir leur réputation, la situation économico-sociale était mauvaise. L’événement de la Seconde Guerre mondiale, ses conséquences – dont le service militaire obligatoire pour tous qui envoyait les jeunes palestiniens à leur perte – ont encouragé l’émigration des chrétiens. Mais la guerre n’est pas l’unique facteur de la migration.” C’est le Dr. Bernard Sabella qui s’exprime. Professeur émérite en sociologie de l’Université de Bethléem, il est actuellement membre de la commission des réfugiés palestiniens et ses yeux brillent quand il parle d’un sujet qui lui est cher : la communauté palestinienne chrétienne.
“Nous savons qu’à la fin du XIXe siècle, certaines familles de Bethléem, Beit Jala et Ein Karem comptaient parmi les premières à avoir fait le choix de partir. Le trajet de l’émigration se faisait par Beyrouth puis Alexandrie pour arriver à Marseille, plaque tournante pour les Amériques.” De là elles rejoignirent le Chili qui, avant même la Seconde Guerre mondiale, était une terre d’émigration pour les Palestiniens sans que l’on sache ce qui a prévalu à ce choix.
Débarquant au Chili, les émigrants ont trouvé un pays ouvert, un monde nouveau. “Les Palestiniens et d’autres migrants chrétiens comme des Syriens de Homs, rassemblaient des objets pour les vendre. Colporteurs d’un village à un autre, faisant du porte à porte.” Dans leurs sacs : miroirs, peignes, outils de couture. Dépensant le strict minimum, ils investissaient leurs profits dans le commerce, économisant pour acquérir un magasin dans une grande ville comme Santiago.
Ainsi au XXe siècle, les Palestiniens du Chili passèrent-ils du commerce élémentaire à l’industrie du textile, pour finalement se lancer dans la finance. “On voit maintes familles de Beit Jala et Bethléem devenues propriétaires de grandes banques nationales chiliennes. Aujourd’hui elles sont aussi propriétaires d’un club de football connu, le Deportivo Palestino basé à Santiago du Chili.”
Les mariages se faisaient entre eux. On faisait venir des époux et des épouses de Palestine, puis avec le temps ces Palestiniens bien implantés au Chili commencèrent à se marier avec des Chiliennes. “Ils se sont à tel point assimilés à la société chilienne, qu’aujourd’hui certaines familles n’ont plus de contact avec leur famille en Palestine. Mais quand il y a des problèmes en Terre Sainte, ils manifestent, communiquent largement, toutefois le lien demeure ténu.”
Les chiffres des chrétiens palestiniens en diaspora varient. Il est estimé entre 600 et 700 000. En Israël et Palestine, d’après les dernières statistiques, on compterait 175 000 chrétiens arabes. 120 à 125 000 en Israël et 52 000 en Palestine. “Aux facteurs de l’économie, de la guerre, et de la politique, s’ajoute le manque d’un État réellement séculier. Aujourd’hui il est fondé sur le confessionnalisme et cela contribue grandement à l’élan de l’émigration. Nous ne voulons pas qu’un État prenne soin des chrétiens, nous voulons être des citoyens avec tous les droits, tout comme les autres citoyens de l’État, ni plus ni moins.”
En 1948, sur les 760 000 réfugiés palestiniens poussés sur les routes par la guerre avec Israël, 50 000 environ étaient chrétiens, soit 10 000 familles chrétiennes palestiniennes.
Un mouvement toujours d’actualité
Si les temps ont changé, l’émigration palestinienne, elle, se poursuit pour d’autres motifs, avec d’autres conséquences.
“Mon étude sur le désir de l’émigration des Palestiniens de Galilée a montré que le pourcentage de Cisjordanie équivalait à celui de Galilée : 26 %. Pour quelles raisons ? La première est la situation économique difficile, certaines niches de métiers sont aujourd’hui saturées, ce qui a pour effet d’affaiblir le tissu social. La seconde raison est la situation politique.” Une des conséquences de l’émigration c’est l’évolution de la pyramide d’âge des chrétiens : “La moyenne d’âge chez les chrétiens est de 33 ans, alors que chez nos frères musulmans, elle est de 19 ans”, note Sabella.
Selon une étude récente de la Mission Pontificale, les chrétiens de Gaza compteraient aujourd’hui 1 300 âmes. “Il est possible que les institutions chrétiennes demeurent, mais les habitants chrétiens quitteront et cela non pas à cause du pouvoir en place mais à cause de la situation économique et politique, elles vont de pair.” Les jeunes Gaziotes musulmans émigrent aussi ; partant pour étudier, ils acquièrent la nationalité du pays d’accueil. Revenir, pourquoi faire ? Les points de contrôles sont fermés. Il n’y a ni liberté de mouvement ni opportunité de travail. “Gaza a besoin d’une attention particulière, bien plus que les autres régions du pays, parce que très certainement dans 10 ans il ne restera que quelques chrétiens à Gaza. L’Église en tant qu’institution religieuse doit dire et répéter qu’il n’y a pas d’autre solution que la paix. Ce n’est pas un slogan, mais une réalité. Il faut travailler concrètement à cette paix. On ne peut pas se contenter des belles paroles de l’Europe qui répète les mêmes idées en boucle depuis des années sans que rien ne se traduise sur le terrain. Cette inaction touche directement les chrétiens palestiniens et les pousse à émigrer.”
Alors que tout au long de l’Histoire, les chrétiens ont œuvré dans le champ politique et social aujourd’hui ils l’abandonnent. Tant que la politique est fondée sur des normes religieuses désuètes, les chrétiens se sentent exclus et préfèrent émigrer. “Certaines de ces élites politiques comme Najib Azouni et Bishara Khoury ont écrit sur le sujet, insistant sur le fait que les arabes ne peuvent renaître (dans une nation) s’ils continuent de se fonder sur la religion. Les Palestiniens ont tout en commun en dehors des religions. Mais cette idée aux XIXe et XXe était utopique. Aujourd’hui il nous manque dans le monde arabe une société civile, séculière et non confessionnelle. Une loi qui est pour tous et s’applique à tous.”
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Le cas d’Israël et des pays arabes
D’un côté nous avons le système juridique en Israël qui protège les citoyens, pourtant ce n’est pas suffisant explique Sabella. De l’autre côté, les tentatives en Palestine pour instaurer un modèle de société séculière sont trop faibles et trop peu nombreuses. “Israël qui se dit démocratique est aussi fondé sur le confessionnalisme.
Le système favorise une religion contre d’autres. Pour comparer avec la Palestine, Israël a des écoles pour chaque religion et groupe de la société, en conséquence l’État n’élabore pas une idée commune en son sein, mais plusieurs identités qui en fin de compte vont entrer en conflit. L’enfant qu’il soit en Israël, Palestine ou dans les pays arabes, qu’il se trouve dans une école privée chrétienne ou dans un établissement public, s’entend enseigner que sa religion est le seul chemin. Cela encourage une attitude sectaire niant tout esprit d’accueil, de tolérance et indulgence envers l’autre.”
Les États du Moyen-Orient sans identité citoyenne unificatrice proposent en échange des idéaux de cœxistences.
“Il faut faire très attention à cette pente glissante de la cœxistence. Ce discours peut dériver et finalement stigmatiser les différences au lieu de faire des différences un lieu de rencontre. On va finalement évoquer la possibilité d’avoir des points communs, sans affronter les différences qui sont au cœur du débat et qui nous poussent éventuellement à la conclusion que malgré tout nous sommes égaux devant la loi civile. Les dialogues interreligieux vont dans le même sens, qui sont souvent des initiatives des Églises occidentales qui nous sont étrangères.”♦
L’Église et les chrétiens palestiniens
“Ici, parfois les Églises font comme si politiquement tout allait bien dans le pays alors qu’en réalité il y a un problème politique profond qui, s’il reste non-résolu, poussera davantage à l’émigration. Un autre problème, moins évident, est que certains de nos jeunes ont acquis des compétences solides dans divers domaines. L’Église de son côté ignore leur existence parce qu’elle voit seulement les gens qui la fréquente.” Selon Sabella, ces compétences ont devant elles les opportunités de l’économie mondiale. Il est reproché à l’Église de s’éloigner des questions humaines de la vie quotidienne et sociétales de ses fidèles. “Le rôle des Églises n’est pas seulement de construire des logements pour les chrétiens, mais d’être à l’écoute des jeunes qui ont des besoins qui ne sont pas seulement matériels.”
Le synode des évêques pour le Moyen-Orient qui s’est tenu à Rome du 10 au 24 octobre 2010 et avait pour thème “Communion et témoignage”, portait sur la situation et l’avenir des Églises orientales catholiques. “Les chrétiens palestiniens sont-ils une extension des Églises d’Occident, ou sommes-nous enracinés dans nos pays ? La réponse est claire pour nous Palestiniens, nous sommes enracinés. Il est indispensable que les Églises et les pèlerins du monde comprennent que nous sommes les racines de l’Église et non l’inverse. Après le synode un document a été écrit, cela s’est traduit par des écoles et des logements supplémentaires… mais je n’ai pas constaté un nouvel esprit dans la chrétienté locale, les attitudes n’ont pas changé, le chrétien ne se sent pas faire partie de la société, pas plus qu’avant le synode.”
Les écoles et les universités, les logements et les petits emplois freinent quelque peu l’émigration pour Sabella. Toutefois, souligne-t-il, sans la mise en place d’un nouvel esprit contemporain au sein du clergé et des laïcs, dans les Églises et les lieux de travail, l’Église s’affaiblira dans la foi, creusera le fossé entre elle et ses fidèles et de plus en plus de jeunes s’éloigneront d’elle.
“Actuellement certaines Églises cherchent des compétences à l’extérieur de leur cadre habituel de relation ; mais je souhaite qu’il y ait des liens plus étroits avec les jeunes diplômés. Aujourd’hui l’Église ne peut plus demander à des compétences de venir faire un travail volontairement sans salaire. Si le salaire moyen en Israël est de 6 000 shekels, et si je ne donne pas à cette personne compétente 10 000 shekels, alors il ne travaillera pas pour moi.”
Alors ? Bientôt plus de chrétiens en Terre Sainte ? Pour Sabella une partie de la réponse à l’émigration se trouve dans les familles, les paroisses et la lutte contre l’attitude croissante d’Églises-Ghetto. “Il y a un risque que nous nous renfermions sur nous-mêmes et que l’Église n’arrive plus à être en contact avec nos jeunes qui ont des formations de plus en plus solides et ignorent volontairement, par désintérêt, ce que fait l’Église. Le succès des Palestiniens à l’extérieur est également tentant pour ceux qui sont ici. Avec des langues étrangères, des compétences professionnelles et toutes les possibilités sociales et culturelles, la jeunesse pensera naturellement à émigrer.”
Les chrétiens palestiniens et les dons
Les campagnes de soutien des chrétiens palestiniens sont quasi-exclusivement financières et matérielles, la réalité et les défis sur les terrains montrent que l’argent est loin d’être le remède aux plaies. “Ce n’est pas suffisant parce que les chrétiens palestiniens ont besoin d’être en lien avec les chrétiens de la diaspora, de vivre des rencontres, des visites, des échanges. Que font les diasporas d’Amérique du Sud, des États-Unis, et d’Australie ? Pourquoi parlent-elles seulement de politique alors que le pays a besoin également de soutiens aux projets sociaux ? Nous ne voulons pas seulement un apport financier, nous avons besoin de créer des entreprises, nous avons besoin d’échanges culturels, nous avons besoin de nous nourrir des idées qui se trouvent chez les Palestiniens vivant à l’étranger. Comment à la lumière de ces échanges d’un nouveau type pouvons-nous construire ici les initiatives qui nous permettront enfin de pouvoir compter sur nous-mêmes ? Il y a donc des choses positives, résume-t-il, mais nous avons besoin d’un nouveau souffle dans l’Église, viendra-t-il ?
La question reste en suspens.” ♦
Dernière mise à jour: 05/02/2024 14:43