Un ostracon de 3400 ans découvert en Egypte serait le témoin du tout premier ordre alphabétique. En l’occurrence, phénicien. Comme le révèle le numéro de mai du Bulletin of the American Schools of Oriental Research.
Sur un morceau de calcaire du 14e siècle av. J.-C., trois mots commençant par l’équivalent ancien des lettres B, C et D laissent à penser qu’ils forment une phrase de type mnémotechnique. Une aide qui aura été fort utile pour un scribe de l’Egypte Antique soucieux de bien apprendre ses langues étrangères. Il s’agirait du premier exemple jamais recensé d’une amorce de l’alphabet phénicien (dit, par convention, alphabet proto-cananéen).
C’est ce que révèle un article publié dans le numéro de mai du Bulletin of the American Schools of Oriental Research. L’étude est signée du Canadien Thomas Schneider, professeur d’égyptologie et d’études sur le Proche-Orient à l’Université de la Colombie-Britannique.
Si l’intuition du chercheur est la bonne et que ses pairs la valident, ce « serait la première attestation historique de « notre » séquence d’alphabet », a-t-il déclaré à Live Science, le 16 mai dernier. D’après lui, jusqu’à cette découverte, l’exemple le plus ancien d’une telle séquence alphabétique ne date que de 3200 ans.
L’alphabet latin que nous utilisons aujourd’hui est dérivé de celui qu’utilisaient les Phéniciens. L’inscription sur l’ostracon serait donc le témoin de l’ancêtre de notre abécédaire. Pour mémoire, l’alphabet phénicien a été utilisé pour l’écriture des langues cananéennes et en particulier du phénicien, une langue sémitique. Il est peu à peu devenu l’un des systèmes d’écriture les plus utilisés, transmis par les marchands phéniciens dans le monde méditerranéen oriental où il a prospéré et a été assimilé par de nombreuses cultures. L’alphabet phénicien est ainsi le « père » de la plupart des alphabets occidentaux et moyen-orientaux dont le grec et l’araméen qui eux même ont donné naissance à d’autres dérivés, tels que d’une part l’alphabet latin, cyrillique et d’autre part l’hébreu, le nabatéen ou l’arabe.
« Et le lézard et l’escargot, et la colombe et le cerf-volant »
Revenons à la face du morceau de calcaire (10 cm x 10 cm) qui porterait inscrite la première trace de l’ancêtre de notre alphabet. Celle-ci n’a été déchiffrée et étudiée que récemment, alors que l’ostracon a été découvert il y a plus de 20 ans. C’était en 1995, par une équipe d’archéologues du Cambridge Theban Tombs Project, à Cheikh Abd el-Gournah – une nécropole de l’Egypte antique sur la rive ouest du Nil, face à Louxor (l’ancienne Thèbes).
Sur l’avers du morceau de calcaire, l’archéologue a noté que le texte était écrit en hiératique – c’est-à-dire dans une forme d’écriture hiéroglyphique simplifiée, hypothétiquement dérivé des hiéroglyphes égyptiens. Dans le même temps explique-t-il dans le Bulletin of the American Schools of Oriental Research, « tous les mots semblent d’origine linguistique étrangère » et sont pour la plupart sémitiques.
La série de symboles représentent les mots « bibiya-ta » (un mot qui peut signifier « escargot de la terre »), « garu » (un mot qui peut signifier « colombe ») et « da’at » (un mot qui peut signifier « cerf-volant »).
Or, rappelle l’archéologue à Live Science, il y a plus de 3000 ans, le « g » aurait représenté le son que donne « c » aujourd’hui. On sait que la séquence phénicienne « a-b-g » a été adoptée par les Grecs et ce n’est qu’avec le temps que « a-b-c » a émergé. Cela signifie que la première lettre de chacun des mots est l’équivalent ancien de « BCD ». CQFD…
En outre, il est intéressant de remarquer que les débuts de l’alphabet hébreu actuel correspondent aussi à cette séquence de cet alphabet sémitique primitif. On retrouve après le Aleph, le Bet, le Gimel, et le Daleth. En somme, la séquence phénicienne « a-b-g ».
Par ailleurs, Thomas Schneider souligne l’occurrence de symboles devant les trois mots mais l’interprétation est, confie-t-il plus laborieuse. Ces symboles pourraient épeler le mot « ‘elta’at » (correspondant hypothétiquement au « a » ou au « aleph ». Quoi qu’il en soit, le mot pourrait signifier « lézard ». Et, l’ensemble des signes de cette face formeraient donc ensemble l’expression « et le lézard et l’escargot, et la colombe et le cerf-volant … » explique le chercheur. Une phrase, ordonnée en fonction du son du premier caractère de chaque mot. Sans doute utilisé en moyen mnémotechnique. Qui en ferait une étape primitive dans le développement de la notion d’alphabet. A savoir la première occurrence connue d’une liste de mots ordonnée sur le modèle a,b,c,d.
Non pas un mais deux alphabets !
Au revers du morceau de calcaire, apparaît une autre séquence alphabétique de mots sémitiques, également inscrits en écriture hiératique. Les premières lettres des quatre premiers mots de cette série – les lettres « hlhm » (appelée Halaḥam) – représentent les premières lettres d’une autre séquence alphabétique ancienne, qui ne devint jamais aussi populaire que l’ancêtre de notre alphabet. C’est Ben Haring, maître de conférences en égyptologie à l’université de Leiden qui a été le premier à reconnaître la séquence « hlhm » sur ce morceau de calcaire et en a publié un article en 2015 dans le Journal of Near Eastern Studies.
Puisque l’ostracon provient d’une tombe qui appartenait à haut fonctionnaire égyptien, nommé Senneferi qui a vécu à l’époque de la 18ème dynastie sous le règne du pharaon Touthmôsis III, il est possible, selon Thomas Schneider, que l’auteur des inscriptions, il y a 3400 ans, a peut-être essayé d’apprendre deux langues étrangères et tenter de se souvenir du début des deux séquences alphabétiques. Ce qui ne serait pas improbable quand on sait que Senneferi est connu pour avoir été le maire de Thèbes. A ce statut, il devait (lui ou un de ces scribes), selon le chercheur, sans doute comprendre, outre l’égyptien, les langues sémitiques qui étaient utilisées dans la Méditerranée orientale. L’ostracon serait ni plus ni moins le témoin d’un exercice pratique de mémorisation.