J. J. Pérennès 30 ans en terre d’islam : “J’ai été heureux, mais j’ai aussi pleuré”
Il changera de dizaine l’année prochaine et nous lui souhaitons jusqu’à 120 ans selon la tradition locale. Mais après quelque 30 années passées dans les pays arabes, le dominicain Jean Jacques Pérennès,directeur de l’École Biblique et archéologique française de Jérusalem, revient sur cette expérience de vie chrétienne en terre d’islam.
Dans la vie de Jean Jacques Pérennès, il y a un avant et un après le 1er août 1996. Cette date, c’est celle de l’assassinat en Algérie de son ami Pierre Claverie, évêque d’Oran. Le choc émotionnel alors ressenti va devenir le prisme, la charnière d’une vie.
Mgr Claverie, Jean Jacques Pérennès l’a connu lors de son service militaire en tant que coopérant en Algérie. Les deux dominicains se retrouvent quand frère Jean Jacques est envoyé en 1977 par ses supérieurs à Alger. Là ils se côtoient durant 8 ans. “Il a été pour moi une présence solide, heureuse, en un temps où beaucoup de choses étaient remises en cause.”
Le Breton, aujourd’hui directeur de l’École Biblique et archéologique française de Jérusalem, est à Rome, assistant du maître de l’Ordre Timothy Radcliffe, quand le cueille, ou plutôt le fauche, la nouvelle de cet assassinat. C’est pendant l’année sabbatique qu’il va prendre par la suite qu’il écrit la biographie de son ami. “d’un trait”, dit-il.
À l’issue de cette césure, les supérieurs du frère Jean Jacques le rendent à ce qui l’a toujours attiré : le monde arabe. En l’an 2000 il rejoint Le Caire comme secrétaire général de l’Institut Dominicain d’Études Orientales (IDEO) dont il prend ensuite la direction. L’ambiance studieuse de l’IDEO lui offre le cadre et le temps pour approfondir la mission des dominicains en terre d’islam. Après avoir intitulé sa biographie de Pierre Claverie Un Algérien par alliance en référence au thème biblique de l’Alliance, le livre qu’il va alors écrire sur Georges Anawati, fondateur de l’IDEO, sera sous-titré Un dominicain égyptien face au mystère de l’islam.
Frère Jean Jacques Pérennès ne cultive pas l’angélisme vis-à-vis de l’islam. Conjointement à son travail à l’IDEO, il est pendant 8 ans vicaire provincial pour les communautés dominicaines du monde arabe, ce qui l’amènera à beaucoup fréquenter l’Irak, en particulier. De ses expériences et visites, il tire une vision assez panoramique de ce que sont les communautés dominicaines dans cette région et une bonne connaissance de ce monde dans la tourmente.
S’agissant des dominicains, d’un pays à l’autre leur mission varie. “Nos frères en Irak sont surtout présents auprès des communautés chrétiennes, qu’ils soutiennent et accompagnent. Des communautés chrétiennes éprouvées en particulier ces années récentes. Au Caire, c’est différent, la communauté a été choisie pour être un lieu de rencontre avec le monde musulman par le biais de sa culture. En Algérie, c’était plus des rencontres personnelles. Mais pour moi le dénominateur commun, c’est l’amitié.”
Frère Jean Jacques se méfie du mot dialogue. “Je préfère parler de rencontre. On peut rencontrer quelqu’un dont on ne maîtrise pas la langue (lui-même a tenu à apprendre l’arabe NDLR), par un sourire, un regard, un geste d’amitié. C’est pour ça que c’est important de vivre avec, et de vivre avec longtemps. Au Caire, au bout de 10 ans, j’ai pris conscience que j’allais à des enterrements. J’étais donc assez lié à des familles pour qu’un décès me concerne. Il faut oser nouer une amitié par-delà les préjugés. C’est un défi parce que cela va à contre-courant. Ce qui domine, c’est la peur de l’autre, réciproquement d’ailleurs. Le monde musulman se sent perpétuellement accusé par l’Occident. On demande aux musulmans d’être “modérés”. Que dirions-nous s’ils nous demandaient d’être des chrétiens “modérés” ? Non, je veux être un chrétien authentique, engagé. Le monde musulman est sur la défensive. Le Père Jean Mohammed Abd-el-Jalil, un franciscain marocain converti de l’islam, disait que l’on ne comprendrait jamais les musulmans si l’on ne comprenait pas ce sentiment de mise en accusation.”
Comme tout chrétien qui se refuse à condamner l’islam a priori, le frère Jean Jacques a déjà été pris à partie. “Que savent-ils ces gens ?”, interroge, blessé, celui qui a dû un jour payer une rançon pour éviter l’enlèvement d’un de ses frères irakiens des griffes de fanatiques, celui qui a vu la destruction du couvent de Mossoul, puis de celui de Qaraqosh. “Moi aussi j’ai pleuré”, dit-il sobrement. Mais, refusant d’en rester là, il insiste sur la nécessité de mettre des nuances. D’autant qu’on ne peut pas vouloir tenir à la présence de chrétiens dans les pays de la Bible sans intégrer qu’ils font face à ce qu’il qualifie de défi : la vocation à “vivre avec l’islam”.
Cette question du “vivre avec, vivre au milieu”, il en a fait un troisième livre. Il relate cette fois l’expérience du père Serge de Beaurecueil, dominicain lui aussi, qui a vécu seul chrétien à Kaboul, taraudé par la question : “Quand on vit dans un pays comme l’Afghanistan, où il n’y a pas un seul chrétien, on se dit où est l’Église ? Tous ces gens-là seraient-ils dehors ?” C’est une question vertigineuse, sauf à considérer qu’il faut tous les convertir ou qu’ils vont tous aller en enfer. Lui-même a appris à porter un autre regard sur l’islam. Celui qui consiste à “essayer – comme un sourcier qui, sous la terre, peut trouver de l’eau – essayer de déceler, de reconnaître dans la vie des musulmans ce qu’il y a d’authentiquement inspiré de l’Esprit et de Dieu.”
L’amitié pour phare
De sa fréquentation de l’islam, le frère Pérennès ne veut pas tirer un catalogue de vertus à la Prévert, comme s’il devait le défendre à tout crin. Ce qui lui a le plus appris des musulmans, ce qui continue de le toucher et de l’aiguillonner, c’est l’abandon. “En Occident, on le caricature en parlant de fatalisme. Mais ce n’est pas cela. Les musulmans nous enseignent un vrai sens de l’abandon qui est aussi une vertu chrétienne. Nous sommes dans les mains de Dieu, et il sait ce qu’il fait. Je peux être dans l’épreuve mais je crois qu’il est le Seigneur de l’univers. Je sais que je ne suis pas abandonné.”
Vos amis musulmans n’ont jamais cherché à vous convertir ? “Non, parce qu’à partir du moment où il y a assez d’amitié, il y a un respect mutuel. C’est la raison pour laquelle de mon côté je ne me suis jamais senti le droit de dire : “Tu devrais devenir chrétien”. L’Église enseigne que nous devons respecter, dialoguer et annoncer. Je pense qu’on peut annoncer sans demander à quelqu’un de se faire baptiser. On peut annoncer par sa vie, par le témoignage que l’on donne. Il m’est arrivé que quelqu’un me dise qu’il voulait devenir chrétien. Je l’ai orienté vers quelqu’un d’autre, car, comme responsable d’un institut d’études orientales, je ne pouvais pas donner l’impression de chercher à convertir.”
Pas beaucoup de dialogue théologique, peu d’annonce explicite, que reste-t-il de chrétien dans cette présence en terre d’islam ? La réponse fuse : “L’amitié – quand j’étais au Caire, je faisais des sessions de formation sur l’islam pour des jeunes chrétiens. Il m’est arrivé de faire venir un jeune imam salafiste en leur disant : ‘Ne cherchez pas à dialoguer, vos structures mentales sont trop différentes. Le but est pour vous de comprendre comment il fonctionne comme religieux.’ Malgré cet abîme qui nous séparait, une certaine amitié pouvait se nouer. On peut découvrir finalement que l’un n’est pas forcément le diable pour l’autre.” Mais le frère Jean Jacques ne s’est pas contenté de prendre le thé avec ses amis musulmans. “Si vraiment on veut connaître l’autre, il faut le faire sérieusement, il faut travailler.”
Lire aussi >> L’École Biblique de Jérusalem, une école d’archéologie française qui a cent ans
Quand on objecte au frère Pérennès que d’autres intellectuels chrétiens arabes, comme le père jésuite égyptien Henri Boulad, sont moins tendres que lui sur les musulmans, il n’esquive pas. “On peut avoir des avis critiques, et ça fait partie du débat. La question de savoir si l’islam est violent dans ses fondements mêmes mérite d’être débattue. Le père Boulad pense, comme nombre de prêtres et de chrétiens orientaux, que l’islam est en train d’envahir l’Occident. Mon problème moi ce n’est pas qu’il y ait des mosquées en Occident, c’est que nos églises soient vides. Personnellement, je suis un disciple de Louis Massignon, comme Beaurecueil et Anawati, au sens où je pense qu’il y a un vrai mystère de ce voisinage – qui dure depuis des siècles – de deux traditions religieuses : le christianisme et l’islam.”
Avoir recours au mot mystère n’est-ce pas une belle entreprise d’enfumage ? “Au Caire, du temps de Massignon, est né un groupe qui s’appelait la Badaliya. Il réunissait des chrétiens qui cherchaient à comprendre dans la prière le sens de la présence de l’islam avec nous. Et le patriarche Grégoire III (1), à la suite de Jean Corbon, aimait dire “Nous sommes l’Église des arabes, l’Église de l’islam”. Quand on prie en arabe on appelle Dieu Allah. Culturellement nous sommes dans le même monde. Je pense qu’il y a là quelque chose qui n’a pas été assez travaillé et exploité, ni au plan spirituel ni au plan théologique. Il y a une vocation des chrétiens en Orient qui invite à dépasser la seule attitude défensive. Sans aucun doute il faut parfois se défendre, mais il y a aussi une vocation à entrer dans ce mystère. Quel sens y a-t-il à vivre ici ensemble, depuis tant de siècles sur des chemins qui sont apparemment si divergents, si parallèles qu’ils semblent ne jamais pouvoir se rencontrer ? Et pourtant, selon Christian Salenson dans son livre Christian de Chergé : une théologie de l’espérance, on peut penser que, dans une perspective eschatologique, nous nous retrouverons tous comme enfants du même Père.”
D’après le frère Jean Jacques, il faudrait que la question soit approfondie par les chrétiens arabes eux-mêmes. Or, convient-il : “Ils sont tellement assommés par leur diminution numérique, par le pilonnage depuis 20 ou 30 ans causé par Daesh ou Al-Qaïda, que souvent ils n’en n’ont plus la force ni le goût.”
Justement l’émergence de tels mouvements n’a-t-elle pas sonné le glas du vivre ensemble ? “Quand je faisais visiter le Caire à des amis, on montait sur les toits de la ville. On voyait deux choses : les antennes paraboliques et les haut-parleurs des mosquées. Entre ces deux-là, c’est une lutte à mort. Qui va l’emporter ? Nous sommes dans une période difficile mais ça n’a pas toujours été le cas. Ce serait bien de continuer à croire que vivre ensemble vaut la peine. Je n’ose pas dire ‘est possible’, mais vaut la peine. Si on y croit, peut-être trouverons-nous le chemin.”
Est-ce encore vraiment possible quand on voit que la radicalisation de l’islam gagne tous les pays, toutes les strates de la société, quand l’islam ne montre que sa face obscure pour ne pas dire son obscurantisme ? “Il y a certainement une crise de l’islam, mais justement dans cette crise, quel est notre rôle ? Celui d’enfoncer les musulmans ou de les accompagner et de comprendre ? On voit qu’il y des intellectuels musulmans, en tout cas en Occident, qui travaillent à affronter cette crise de l’islam. C’est plus difficile en Orient parce qu’il n’y a pas beaucoup de liberté de penser et qu’il est très difficile de sortir du rang”.
N’est-ce pas illusoire ? “Ce que j’ai vécu au Caire me porte à croire que nouer des amitiés vraies est une part de la réponse. Et puis j’inviterais à garder confiance, à ne jamais désespérer. Pour moi, c’est important de rester, de durer, de creuser sur place, de pourrir comme le grain en terre. Il faut rester. Nous ne sommes pas des touristes. J’ai pris un aller simple, et dans ma vie c’est fondateur. J’ai donné ma vie, elle est pour une part liée à ce rapport à l’islam, et advienne que pourra. J’observe que c’est une force de nos ordres religieux en Terre Sainte. L’histoire est pleine d’avanies, mais nous, nous restons. Regardez en ce moment les franciscains en Syrie ou nos frères en Irak qui sont toujours là, bien que très éprouvés. Nous pouvons garder confiance, parce qu’on a foi en Dieu et qu’il nous accompagne.”
Le diamant d’orient
De quoi les Occidentaux auraient le plus besoin aujourd’hui dans leur rapport à l’islam ? “De se cultiver, d’essayer de connaître et de comprendre. De dédramatiser parce que nous ne sommes pas les plus blessés par ce qui se passe. En Orient, les chrétiens sont porteurs d’une mémoire blessée, mais je pense que les chrétiens, au nom de l’Évangile, ont une vocation particulière à promouvoir la réconciliation en disant qu’en effet il y a eu ces souffrances mais nous pouvons ne pas en rester là. Disciples du Christ, on ne va pas entrer dans le cycle de la violence et de la haine. Jésus se taisait durant la Passion. Il se taisait, il ne répondait pas. Il y a une vocation chrétienne à ne pas entrer dans ce cycle infernal qui n’est pas évangélique.”
Au final, après bientôt 30 ans dans le monde arabe, le frère Jean Jacques regarde lucidement ce parcours. “Je peux dire que j’ai été heureux même si j’ai aussi pleuré. J’ai pleuré parce que j’ai vu détruire nos lieux de culte, j’ai vu les familles de nos frères partir en exil, j’ai vu beaucoup de musulmans désemparés. Mais en même temps je traverse tout ça avec une vraie confiance parce que j’ai vécu des amitiés formidables. Quand un musulman vous demande “Abouna (mon Père) prie pour moi”, vous savez qu’un cap dans l’amitié est franchi. Car moi je peux lui dire la même chose “Prie pour moi”. L’amitié spirituelle, quand chacun porte l’autre dans la prière, pour moi c’est le diamant.” Mais de telles amitiés prennent du temps. “Oui ça prend du temps, c’est pour cela qu’il faut rester.”t
1. Il s’agit de Grégoire III Laham, patriarche émérite de l’Église grecque-catholique, se référant au livre de Jean Corbon L’Église des Arabes, publié en 1977 et réédité au Cerf en 2007.
Dernière mise à jour: 12/02/2024 14:52