Actualité et archéologie du Moyen-Orient et du monde de la Bible

Nadia, témoin de la catastrophe

Chiara Zappa
7 octobre 2018
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Le prix Nobel de la paix 2018 a été attribué au médecin congolais Denis Mukwege et à la jeune Yézidie, Nadia Murad, pour leur engagement contre la violence sexuelle en temps de guerre. Nos lecteurs connaissent déjà Nadia Murad ...


Le docteur congolais Denis Mukwege et la jeune Yazidie Nadia Murad reçoivent le prix Nobel de la paix 2018 pour leur engagement contre le recours au viol et aux violences sexuelles dans les conflits. L’annonce officielle a été faite le 5 octobre 2018, à Oslo, capitale de la Norvège. Pour les lecteurs de Terrasanta.net et du magazine Terrasanta, le nom de Nadia Murad est déjà familier. Nous avons eu l’occasion d’en parler à plusieurs reprises. La dernière fois, dans un article du dossier de 16 pages consacré aux minorités du Moyen-Orient publié dans le numéro de mai-juin 2018 de Terrasanta. Nous vous le proposons de nouveau ici.

***

C’était l’été 2014 et Nadia Murad avait 21 ans. C’était une jeune fille rayonnante et insouciante, et malgré les difficultés économiques obligeant sa famille nombreuse à faire quotidiennement des comptes pour s’en sortir dans un petit village rural du nord de l’Irak, Nadia cultivait, pleine d’espérance, ses projets d’avenir.

Alors qu’elle passait des heures dans les champs avec ses frères à récolter les oignons à vendre sur le marché, elle rêvait de terminer ses études et d’ouvrir un salon de coiffure où elle arrangerait somptueusement les chevelures des épouses pour leur journée la plus spéciale. Dans un placard qu’elle partageait avec ses sœurs Adkee et Kathrine, elle conservait comme une relique un album dans lequel elle avait rassemblé des photographies prises lors de mariages au village : une succession de coiffures élaborées et parfaites dont elle s’inspirerait pour son travail.

Aujourd’hui, cet été-là semble remonter à un siècle. Parce que Nadia, dont le visage a malgré tout préservé quelque chose de l’innocence des enfants, a eu le terrible destin d’expérimenter la folle barbarie du califat noir, lorsqu’il y a quatre ans, en juillet, les militants du soi-disant État islamique, qui élargissaient leur présence en Syrie et dans le nord de l’Irak, ont surgi avec leur convoi de camions menaçant à l’horizon du village de Kocho. Quand Nadia et ses frères les ont vus de loin, ils ont immédiatement compris que leur vie serait à jamais bouleversée.

Kocho, non loin du mont Sinjar, faisait partie de cette région du pays habitée par 400 000 Yézidis, un peuple ancien s’identifiant à une religion non liée à l’islam, demeurée intacte pendant de nombreux siècles en dépit de la méfiance de la mer musulmane qui l’entourait.

La foi faisait partie de la vie quotidienne de la communauté. Dès le matin, tôt, quand elle s’adressait au soleil levant et récitait la prière d’action de grâce à Dieu, se manifestant à travers la chaleur des rayons. Nadia se souvient des couleurs vives des œufs décorés chaque année, en avril, pour le Charshama Sor, le « mercredi rouge » du nouvel an, et de l’atmosphère mystique de la vallée de Lalish, dans les montagnes entre Duhok et Mossoul, lieu du pèlerinage solennel d’automne : sept jours de célébrations, de rites suggestifs, de prières et de nouvelles amitiés avec les contemporains d’autres villages. À seize ans, elle avait été immergée dans les eaux de la source sacrée de Zemzem pour son baptême.

Les Yézidis, dont la foi remonte aux temps mêmes de la création du monde, vénèrent cette vallée dans laquelle surgit le sanctuaire suggestif aux coupoles coniques, car c’est précisément ici que, selon la tradition, Khude, le Dieu inconnaissable, a envoyé sur Terre l’Ange-paon, Malek Taous, pour faire naître la vie du chaos et agir en tant que messager entre l’homme et son Créateur. Selon le Mishefa Reş, l’un des deux textes sacrés de la communauté, Dieu ordonna à Malek Taous de ne pas se prosterner devant d’autres qui lui soient inférieurs. Ensuite, après avoir créé l’homme à partir de la poussière, il mit les anges à l’épreuve en leur ordonnant de s’incliner devant Adam, mais le paon a refusé. C’est, pour les Yézidis, la confirmation suprême de sa fidélité à Khude. Pour les voisins musulmans, en revanche, c’est la preuve que cette communauté pacifique était un disciple de l’ange déchu, Shaytan le tentateur. Adorateurs du diable.

C’est de ce nom terrible que sont nés des siècles de discrimination et de génocides répétés : 72 exactement, selon les récits transmis de père en fils, disséminés dans une histoire longue et mouvementée. Qui aujourd’hui, en Irak, proie de divisions ethniques et religieuses renouvelées, menaçait de se répéter pour la énième fois.

« Dans les communautés sunnites, la haine se répandait contre nous. Peut-être avait-elle toujours été là, juste sous-jacente. Dès lors, elle sortait au grand jour et se propageait rapidement », se souvient Nadia. Le nom et le visage de cette jeune femme qui n’aurait jamais imaginé quitter l’Iraq sont aujourd’hui connus dans le monde entier, car Murad est l’une des rares, parmi les sept mille filles, fillettes même, yézidies kidnappées et réduites à sabaya, esclaves sexuelles de l’Isis, qui a réussi une fois à s’échapper, et a décidé de témoigner de la catastrophe qui a submergé son peuple. Elle a parlé publiquement non seulement de ses six frères et de sa mère massacrés par des bouchers, mais également de la torture et du viol systématique subis ; elle est devenue ambassadrice des Nations Unies pour la dignité des victimes de la traite des êtres humains, a reçu le prix Sakharov du Parlement européen pour la liberté de pensée et a été nominée pour le prix Nobel de la paix.

Et ses désirs ont fortement changé, comme elle le raconte dans le livre écrit avec la journaliste Jenna Krajeski et récemment publié en Italie pour Mondadori : Pour que je sois la dernière (préface d’Amal Clooney, 334 pages, 20 €). 

« Je rêve qu’un jour tous les militants répondent de leurs crimes, non seulement les chefs comme Abu Bakr al-Baghdadi, mais aussi tous les gardes et propriétaires d’esclaves, chaque homme qui a tiré sur la gâchette et a poussé les corps de mes frères dans les fosses communes, chaque combattant qui a essayé de faire un lavage le cerveau aux enfants, les incitant à haïr leur mère parce qu’elles étaient yézidies, chaque Irakien qui a accueilli les terroristes dans sa propre ville et les a aidés. »

Nadia Murad a choisi de raconter son histoire pour faire connaître au plus grand nombre la violence vécue et dont elle a été témoin, mais aussi pour en faire comprendre les origines, décrire le contexte géopolitique dans lequel elles se sont déclenchées et, pas des moindres, dénoncer la connivence et les responsabilités parallèles.

« Bien vite, nous avons entendu dire que nombre d’Arabes sunnites nos voisins avaient accueilli les militants et les avaient même rejoints – a-t-elle raconté – en bloquant les rues pour empêcher les Yézidis de s’échapper, puis pillant les villages déserts avec les terroristes. Mais nous avons été encore plus choqués par les Kurdes qui avaient juré de nous protéger : sans préavis, les peshmergas avaient fui Sinjar avant que les militants de l’Isis ne les atteignent. »

C’est ainsi que commence l’enfer de la jeune fille : kidnappée, vendue au marché aux esclaves, finie entre les mains d’un juge vénéré ô combien brutal vis-à-vis de sa proie, passée de mains en mains de militants, violeurs en série.

« A un certain point, il ne reste plus rien que les viols », constate-t-elle dramatiquement. « Ils deviennent votre normalité. Vous ne savez pas qui sera le prochain à ouvrir la porte pour vous abuser, vous savez simplement ce qui va se passer et que demain pourrait être pire. Votre corps ne vous appartient pas et vous n’avez pas l’énergie de parler, de vous rebeller, de penser au monde extérieur. Ne plus avoir d’espoir, c’est presque comme mourir. » Pourtant, réfléchit-elle, « la mort n’était pas venue. J’ai fondu en larmes dans les toilettes du checkpoint. Pour la première fois depuis que j’avais quitté Kocho, j’ai vraiment cru mourir. Et j’étais sûre de ne pas le vouloir. »

C’est précisément cet attachement obstiné à la vie qui, un jour, trois mois après son enlèvement, pousse Nadia à s’accrocher au peu d’énergie qui lui reste et, vainquant la panique, elle profite de la négligence de son bourreau pour s’échapper. Elle erre comme si elle était en transe dans une Mossoul suspendue dans la terreur, jusqu’à ce qu’elle décide de frapper à une porte au hasard. De façon inattendue, la famille (sunnite) qui ouvrira cette porte l’accueillera et l’aidera à fuir dans le Kurdistan irakien. Elle suivra une réunion avec les frères rescapés, et pourra aller en Allemagne en tant que réfugiée, où Nadia Murad est devenue militante aux côtés de l’ONG Yazda.

Non seulement cette courageuse jeune femme a retrouvé la voix, mais elle est devenue une voix pour son peuple, que les fondamentalistes avaient cherché à réduire au silence. Avec quelques autres filles ayant survécu au même cauchemar et son assistante juridique, Amal Clooney, elle s’est battue sans ménagement pour que les auteurs de la violence soient appelés à en répondre devant la justice. Un effort qui, récemment, a finalement abouti au premier résultat tangible : le Conseil de sécurité des Nations Unies a en effet adopté une résolution très importante établissant une équipe d’enquêteurs chargée de recueillir des preuves de crimes perpétrés par l’Etat islamique en Irak. Cela signifie que les membres individuels du califat noir pourront être jugés.

En attendant, Nadia Murad peut enfin chercher un peu de paix pour elle-même. S’inscrire à un cours d’esthéticienne pour réaliser son rêve de jeune fille et peut-être créer une famille, comme l’ont déjà fait d’anciens esclaves.

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