Mémoire vivante du camp palestinien de Deheisheh, Mohammed Ali Hamdan Ali avait 22 ans lorsqu’il a perdu ses terres lors de la création de l’Etat d’Israël. Aujourd’hui, la prière est son refuge face à un destin vécu comme une épreuve divine.
Toute son existence tient en ces trois objets : sa clé, son chapelet et sa canne. La première est son minuscule et écrasant héritage, celui d’une terre qui lui a été prise il y a 71 ans. Cette perte, Mohammed Ali Hamdan Ali ne s’en est jamais remis. La clé ouvrait la porte de la propriété familiale d’Iyar, un village palestinien aujourd’hui en terres israéliennes. Car jusqu’en 1948, ses parents étaient de prospères agriculteurs. Demandez-lui de raconter sa vie passée et le vieil homme sera intarissable. « Nous avions des chevaux, des abeilles, des orangers, des oliviers, des moutons… », énumère-t-il, le regard soudain illuminé. Les violences qui entourent la création de l’Etat d’Israël poussent la famille à fuir brusquement. « On croyait pouvoir revenir un peu plus tard, quand la situation se serait calmée », soupire Mohammed Ali Hamdan Ali.
Ce retour qui n’a jamais eu lieu est devenu le fantasme ultime ; le sésame sans porte, un objet-culte pour les habitants des 58 camps palestiniens recensés par l’UNRWA au Proche-Orient. Une immense clé surplombe d’ailleurs le camp de réfugiés de Deheisheh à côté de Bethléem. Près de 7000 habitants qui cohabitent dans une proximité rendant toute intimité impossible. « Quand tu éternues, tout le monde t’entend », résume l’interprète, Marwan, originaire du camp. C’est là que vit Mohammed Ali Hamdan Ali qui n’a jamais voulu refaire sa vie ailleurs. « Ce qui s’est passé, ce n’est pas juste dans un livre d’histoire. C’est là, dans mon cœur ! Alors je bouffe des cailloux mais ma vie est ici, aussi près que possible de chez moi », affirme-t-il, appuyé sur sa canne.
Une canne qui porte jour après jour le poids de sa précaire existence, car le nonagénaire vit dans la misère. Son logement, au détour d’une ruelle étroite où gambadent les enfants qui rentrent de l’école, est minuscule. Dans une pièce, un matelas posé à même le sol, sur lequel s’entassent d’épaisses couvertures, sert de couche au vieil homme. Les néons blafards illuminent les fissures d’un mur qui laisse passer le froid ; dans un coin, une vieille télévision grésille un reportage sur le pèlerinage à La Mecque. Une toute petite douche et une cuisine spartiate lui permettent de satisfaire ses besoins de base. Père d’un fils et de cinq filles, arrière-grand-père d’entre « 35 et 40 petits-enfants », cet homme qui a travaillé longtemps dans la construction pour survivre est désormais seul après avoir perdu sa femme il y a quelques mois. « Dans cette maison, il n’y a plus que moi et Dieu », dit-il.
Et quand il en parle, de Dieu, Mohamed est aussi inspiré que lorsqu’il évoque le sort palestinien. Serrant dans sa main son chapelet à 99 perles rappelant les noms d’Allah, le nonagénaire parle soudain si vite que l’interprète peine à suivre. Les deux hommes ont soudain les larmes aux yeux lorsque Mohammed Ali Hamdan Ali pointe le doigt vers le ciel. « Il demande à Dieu de l’emporter lorsqu’il sera en prière ».
Que représente Dieu pour vous ?
Dieu est mon juge et je Le crains. Voir les gens transgresser Sa loi me fâche ! Sans Lui, personne ne peut faire un seul pas dans ce monde et tout Lui appartient. Voyez où je vis (Il montre la pièce d’une main). Je suis analphabète et depuis neuf ans, je vis sans argent et sans nourriture. Si je survis, c’est parce que Dieu envoie les gens prendre soin de moi. Lorsque j’étais jeune, que je travaillais, que je vivais sans Dieu, j’avais tout mais je n’étais rien. Aujourd’hui, je n’ai rien mais je suis tout : je suis avec Lui.
Comment priez-vous ?
Je vais vous avouer une chose : j’ai passé cinquante ans sans parler à Dieu. Cinquante ans ! Vous imaginez, je ne suis en lien avec Lui que depuis quarante ans. Il faut que je me rattrape ! Alors je ne cesse de prier, jour et nuit. Et quand j’oublie de me réveiller, Dieu Lui-même apparaît dans mes songes pour me rappeler à mon devoir. Et à chaque prière, je pleure (Il est très ému). Je demande à Dieu : est-ce que quelqu’un d’autre ici prie comme moi ? Il me dit non !
Vous est-il déjà arrivé d’être en colère contre Lui ?
Jamais ! (Il agite sa canne). Jamais je n’oserais. Une fois, j’ai entendu quelqu’un dont les chaussures avaient été volées à la mosquée dire à Dieu : si c’est comme ça, je ne viendrai plus chez Toi. Quelle honte ! Bien sûr, Il a permis que je perde mes terres et que je finisse ma vie ici, dans ce camp. Mais cette perte-là, ce n’est rien, c’est Dieu qui me met à l’épreuve. La vraie perte, ce serait d’oublier mes invocations.