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Si les fresques d’Abu Gosh m’étaient contées

Par Christophe Lafontaine
30 mars 2019
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Réalisées au XIIe siècle, les fresques de l’église d’Abu Gosh racontent plus de huit siècles d’histoire, d’art et de spiritualité
en Terre Sainte. Un collectif dirigé par le médiéviste Jean-Baptiste Delzant illustre la façon dont les époques se sont réapproprié
leur programme iconographique.


Annonciation à Zacharie
Une annonciation (rare) de la naissance de Saint-Jean-Baptiste à Zacharie et la représentation du fils et du père sur deux des six piliers centraux de l’église confirmeraient que l’église et ses fresques furent une commande venant des Hospitaliers dont l’ordre était placé sous la protection du Précurseur.

 

Les saints
Dans l’église, six saintes et saints ont été peints en pied (Jean-Baptiste, probablement Zaccharie, et peut-être Démétrius, Barbara et Catherine d’Alexandrie). Ici, le portrait de Sainte-Catherine qui répond parfaitement à l’iconographie développée sous le règne de Manuel Comnène Ier (1118-1180), empereur byzantin, que l’on retrouve dans l’ensemble de l’église.

 

 

1976-2016. C’est autour d’un livre qui mette en valeur les fresques polychromes tapissant depuis 850 ans les antiques parois de l’église qui abrite leur vie religieuse à Abu Gosh, que les moines et les moniales bénédictins olivétains avaient souhaité marquer le 40e anniversaire de leur présence en Terre Sainte.
Trois ans après, l’ouvrage L’église d’Abu Gosh : 850 ans de regards sur les fresques d’une église franque en Terre Sainte donne au lecteur accès aux détails parfois trop loin des yeux du visiteur. Jean-Baptiste Delzant a convié une quinzaine d’auteurs. Qui historien, qui restaurateur d’art, ou qui homme de culture ou de foi (chrétien, musulman ou juif), partagent leurs perceptions de ceux qui ont réalisé, médité, voire vandalisé ce cycle de peintures murales : le plus complet qui ait subsisté de l’ancien royaume franc de Jérusalem (1099-1291). Sans ajout postérieur.

 

← Les faux marbres ne sont pas de simples éléments décoratifs. Le marbre étant un indicateur visuel des sites où se sont déroulés les événements les plus importants de la vie de Jésus, l’imitation peinte que sont les “faux marbres” d’Abu Gosh aurait permis aux Francs d’attester de la même manière que pour les autres lieux saints l’authenticité du site qu’ils localisèrent comme celui de la rencontre d’Emmaüs.

 

Aucune représentation d’Emmaüs

Le programme iconographique a été réalisé par au moins deux équipes, dans les années 1160-1170. L’église – dédiée aux pèlerinages – avait été élevée à 15km à l’ouest de Jérusalem, dans la commémoration de l’apparition du Ressuscité aux disciples d’Emmaüs. Pourtant, parmi les 500 m² de fresques qui demeurent, sur un fond bleu, dans les absides, sur les murs des travées ou même les piliers de l’église, aucune scène n’est consacrée à la rencontre rapportée par saint Luc. Et aucun document n’indique les intentions des artistes (liés aux milieux byzantins dont ils utilisent l’iconographie et les techniques) ou de leurs commanditaires, les Francs. Quand la main-d’œuvre locale était arabophone (chrétienne ou musulmane).

Lire aussi >> Le moine et ses soldats Israéliens

Le message des fresques est très clair, entièrement tourné vers la Résurrection. “Il n’y a donc pas besoin de faire l’hypothèse d’une image disparue d’Emmaüs” souligne Jean-Baptiste Delzant ; le récit de la quatrième apparition du Ressuscité étant sous-jacent dans la mesure où le lieu en fait la mémoire.
Le cycle comprend cinq scènes principales (les mieux conservées). Sur les murs latéraux : la Dormition de la Mère de Dieu et la Crucifixion. Les trois absides évoquent le Salut : dans l’abside nord, l’Intercession de Marie et Jean-Baptiste (la Déisis) ; dans l’abside sud, la représentation des Justes dans le sein d’Abraham, symbole de la vie éternelle ; dans l’abside centrale, la scène principale paraît sous la forme de la descente du Christ, corps déjà glorieux, aux Enfers. Représentation que l’art byzantin peut désigner en plus de la Résurrection sous le nom d’Anastasis (remontée) et qui était peu habituelle pour la rétine du pèlerin latin pour qui le Christ n’est pas encore ressuscité le Samedi saint. Mais parce qu’une inscription latine “Ressurectio Domini” identifiait la fresque, le pèlerin occidental rendu sur le lieu d’Emmaüs pouvait associer cette présence aux Enfers à une Résurrection. À Abu Gosh, nombre d’inscriptions identifiant les scènes font appel tant au grec qu’au latin. De même, les gestes de prière des personnages empruntent tantôt à la tradition latine tantôt à la tradition byzantine. Les peintures parlant aussi aux chrétiens orientaux locaux. Puis, une sorte de “postérité de l’oubli” touchera les fresques, explique Jean-Baptiste Delzant. A partir du XIVe siècle, les routes de pèlerinages conduisent les franciscains à relocaliser Emmaüs à El-Qubeibeh, quand Abu Gosh finira par être identifié peu à peu comme le lieu de naissance du prophète Jérémie. Ainsi, les visiteurs, ne se considérant donc plus à Emmaüs en se rendant à Abu Gosh, n’ont plus les clés de lecture pour décoder les fresques qui perdent ipso facto de leur intérêt.

 

La Synagogue poussée par un ange Détail de la scène de la Crucifixion, mur sud.

 

De l’œuvre de foi à l’œuvre d’art patrimoniale

A la charnière des XIXe et XXe siècles naîtra la conscience de protéger les peintures qui viennent légitimer une présence historique et spirituelle de la France en Terre Sainte depuis le XIIe siècle, au moment où la IIIe République tente, face à l’Empire allemand, une politique orientaliste ambitieuse. La France obtint de la Sublime Porte en 1873, la propriété de l’église qui ne sera restaurée qu’au début du XXe siècle et de nouveau consacrée en 1907. C’est dans ces années-là que le comte Amédée de Piellat, pieux mécène et artiste, réalise sous forme d’aquarelles des relevés des fresques qui seront envoyés à l’Académie des Inscriptions et Belles-lettres en 1924 et feront l’objet d’une première publication scientifique. Les fresques entrent alors dans un projet de préservation du patrimoine national français, acquérant une nouvelle nature : d’objet de piété, elles deviennent objet d’art. Les travaux de Piellat seront très utiles à leur restauration dans les années 1990, suivie d’une campagne en 2000-2001, ressuscitant des scènes effacées. Vingt ans plus tard le défi est de faire perdurer le sauvetage de ces fresques. Patrimoine artistique et patrimoine spirituel pour les bénédictins de l’abbaye qui porte aujourd’hui le nom de Sainte-Marie de la Résurrection. Et terrain possible de dialogue interreligieux sans en être pour autant un instrument. Cela, au cœur de l’Abu Gosh moderne, village arabe musulman israélien.♦


 

Des visages effacés au “saint inconnu”

La majorité des visages représentés sur les fresques d’Abu Gosh sont effacés. Rien ne permet de déterminer la date et les auteurs de ces mutilations. Cependant “il y a un vide aujourd’hui qu’il faut laisser parler” explique Jean-Baptiste Delzant. La destruction faisant partie de l’objet, elle serait même un gain ajoutant une forme d’expérience spirituelle non prévue dans le programme originel. Ainsi frère Brice, moine à Abu Gosh, écrit dans l’ouvrage : “il est un personnage paré de ses atours royaux qui m’interpelle singulièrement. La beauté et la noblesse de son visage témoignent d’une belle sainteté, et pourtant, son identité est probablement à jamais perdue. Je l’appelle ‘‘le Saint inconnu’’ en référence au Soldat inconnu.” Hommage à la multitude des saints non connus. Appel aussi pour l’hôte de l’église à devenir à son tour “icône du Christ ressuscité”.


“La Synagogue chassée” : une question centrale

La scène de la crucifixion fait apparaître la figure de l’Église, à gauche de la Croix. A droite un ange éloigne – en la poussant – la figure craintive d’une femme dont la lance est brisée. Au-dessus d’elle, l’inscription “synagoga”. Une représentation du judaïsme chassé par le christianisme. Chaque époque se réappropriant les fresques, l’artiste juif et israélien Peter Jacob Maltz, dans un texte personnel, a voulu “balayer d’un revers de main” cette représentation dans le sillage de Nostra Aetate. Au point de dessiner un croquis Ecclesia and Synagoga hugging (2018) pour qu’il y ait lieu de penser que le christianisme sera à jamais lié au judaïsme et réciproquement.”
Ce qui est au final la raison d’être des religieux à Abu Gosh. Et rejoint l’un des projets du livre : face aux fresques, aucun des visiteurs n’est réduit à la confession qui le catégorise.


L’église d’Abu Gosh

850 ans de regards sur les fresques d’une église franque en Terre Sainte

Collectif d’auteurs sous la direction de Jean-Baptiste Delzant.

Tohu-Bohu éditions 2018
Collection : Beau livre
Relié : 303 pages

 

 

Dernière mise à jour: 13/03/2024 14:30

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