Un martyr, un missionnaire, un orateur, un apôtre de l’Église primitive ? Bien qu’on cherche à le cataloguer, François reste en dehors des schémas et son expérience chrétienne est impossible à situer dans les canons de la perfection pratiquée
à son époque. Il se distingue par une totale radicalité évangélique, fondée sur la logique des Béatitudes.
François d’Assise est sans doute le premier saint médiéval à avoir cherché et établi des contacts avec le monde musulman. Profitant de la Cinquième croisade, à laquelle il se joint en tant que pèlerin, il gagne d’abord, avec d’autres frères, Saint-Jean d’Acre, sur la côte palestinienne, puis accompagné de frère Illuminé de Rieti, et de nouveau par la mer, atteint Damiette sur le delta du Nil. Au mois de septembre 1219, profitant de la trêve pour une tentative de commerce entre les deux armées, François outrepasse les lignes croisées, et obtient de rencontrer personnellement Al-Malik Al-Kâmil. Il reste auprès du souverain musulman quelques semaines, puis, escorté par le sultan lui-même, il revient dans le campement croisé, d’où il repart immédiatement pour l’Italie.
Si la réalité de cette rencontre entre le saint et le sultan ne fait aucun doute, il n’y a aucune certitude, en revanche, pour en déterminer les détails. En effet, aucun de ceux qui ont relaté l’évènement n’était présent lors de la rencontre. Le seul que l’on ait reconnu pendant des décennies comme témoin oculaire de l’évènement, le rédacteur anonyme des Verba fratris Illuminati socii b. Francisci ad patres Orientis et in conspectu soldani Aegypti, s’est révélé être un falsificateur. La manipulation des évènements, opérée entre la fin du XIIIe siècle et le début du XIVe, poursuit l’objectif de légitimer la croisade, en vue de la canonisation des protomartyrs du Maroc, proclamée seulement le 7 août 1481 par le pape franciscain Sixte V, dans le but de soulever les âmes de la population occidentale, terrifiée par la conquête d’Otrante par Mahomet II (1480). En vérité, les autres sources, ainsi que les études produites jusqu’à aujourd’hui, sur l’évènement de Damiette ne sont pas exemptes du risque d’instrumentalisation, plus ou moins manipulatoire. La question même du rapport de François avec la croisade, déjà étudiée dans le faux Verba fratris Illuminati, s’est avérée au centre du débat engagé par les historiens, depuis l’époque des Lumières, sur “François et les terres des non-chrétiens”.
D’autre part, les interprètes médiévaux offrent déjà des jugements discordants, non seulement sur l’attitude adoptée par François, mais aussi sur celle prise par Al-Malik Al-Kâmil. Pour Jacques de Vitry, prédicateur de la croisade, par exemple, François fait preuve d’un grand courage, d’une audace et d’une ferveur missionnaire, bien qu’il ne parvienne pas à la conversion de son interlocuteur. Le profil d’un François diplomate, favori de l’exceptionnelle condescendance du savant sultan correspond, en revanche, à l’interprétation d’Ernoul, provenant de Jean de Brienne, roi de Jérusalem, qui est très favorable à la proposition d’Al-Malik Al-Kâmil de cesser le siège de Damiette, en échange du libre accès à Jérusalem, éventualité qui aurait mis fin au but même de la croisade.
Pour le recteur d’Avranches, François est, en revanche, un philosophe, un maître de doctrine qui laisse sans voix le clergé musulman d’Al-Malik Al-Kâmil. Au contraire, Bonaventure de Bagnoregio, suspicieux à l’égard du rationalisme aristotélicien de la Sorbonne, qui envoûte finalement son collègue Thomas d’Aquin, prive François de voix, lui concédant simplement le geste mystérieux de l’épreuve du feu, dans laquelle Louis Massignon croit voir la récupération des gestes du Prophète. Le rappel à l’idéal de l’Église primitive, incarnée par le courage des martyrs face aux bourreaux païens, résonne, en revanche dans les pages que Thomas de Celano consacre au saint fondateur qui s’est manifesté à Damiette comme martyr de désir et à La Verna comme emblème d’une nouvelle perfection chrétienne.
Les jugements exprimés par les témoins sur la rencontre entre François et le sultan concordent sur un seul point : la frustration d’un idéal que chacun projette sur François d’Assise, en le considérant tantôt comme un martyr, tantôt comme un missionnaire, tantôt encore comme un orateur, ou un apôtre de l’Église primitive. François, lui, se tient en dehors des schémas et son expérience chrétienne ne correspond aucunement aux canons de la perfection alors en vigueur.
C’est François lui-même qui révèle la raison de l’inactualité de son idéal de vie : “Le Seigneur m’a dit qu’il voulait faire de moi un nouveau fou dans le monde.” La radicalité eschatologique de sa proposition chrétienne échappe à toute tentative de classification, enfreignant toute logique de rangement. François était-il pour ou contre la croisade ? Le fait même de poser la question se montre irrespectueux ! Un quelconque anti, même dans une bonne intention, revient à ouvrir un passage à la logique du pouvoir, accueillant cette présomption de changer l’autre, position entièrement étrangère à la renonciation totale à la domination professée par François. Le message proposé par le saint n’est pas non plus le résultat de négociations, d’accords, de compromis ; c’est un échange purement gratuit. En effet, c’est un pardon gratuit qui, à travers le Cantique des créatures, s’offre tant au podestat qu’à l’évêque d’Assise, se référant à l’évangile des Béatitudes qui promet le bonheur à celui qui, pardonnant sans récrimination, renonce à se défendre par la violence. Dans la dispute entre les deux autorités d’Assise, de fait, il ne s’impose pas comme médiateur, il n’entend pas juger selon les raisons de l’un et de l’autre, appliquant une justice du barreau. La même perspective se retrouve dans l’admonition sur les artisans de paix, reprise, elle aussi, dans le Discours sur la montagne (Mt 5-7), dont la seule raison d’être est l’amour Domini nostri Jesu Christi. La même considération vaut pour la Lettre à un ministre, où l’amour pour les ennemis doit exprimer un degré de gratuité au point de ne pas vouloir quod sint meliores christiani, attitude qui trouve une exemplarité dans la parabole de la Joie parfaite qui, paradoxalement, semble proposer de nouveau, mais sous forme négative, la rencontre de Damiette.
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L’influence de la rencontre
François ne peut être défini comme un contestateur de la croisade et de la guerre, parce que la contestation ne fait pas partie de sa façon de voir les choses, radicalement évangélique. Il ne s’oppose pas non plus au seculum, mais le prend en charge, acceptant de rester dans les contradictions de l’Histoire, proposant une alternative radicalement différente, inactuelle d’ailleurs, nouvelle, ultime, absolument autre : tant dans ses contenus que dans ses méthodes, au point de risquer d’être dénaturée et jugée comme “folie”. La proposition évangélique de François, grâce à l’évènement de Damiette, dépasse l’horizon de la christianitas, non seulement par empiétement géographique, mais surtout anthropologique : de la tentative de prêcher aux oiseaux, il évolue et décide de se tourner vers les infidèles (comme le montre la représentation de la table de la chapelle Bardi à Florence). Damiette représente un contexte de haute conflictualité, radicalement plus élevée que celle de l’Europe des Communes, où il entend porter son message évangélique de paix, qui lui a été révélé par le Très-Haut. Les normes concernant ceux qui se rendent parmi les Sarrasins, insérées dans le chapitre XIV de la première Règle (1221), peuvent être considérées comme indicatives de l’attitude adoptée par François en cette circonstance. La véritable nouveauté de celles-ci se trouve dans la complète subordination à l’autre, avec la renonciation, si nécessaire, à la prédication, à la parole, répugnant toutefois aux dissimulations : “Les frères qui vont parmi les infidèles peuvent envisager leur rôle spirituel de deux manières : ne faire ni procès ni disputes, être soumis à toute créature humaine à cause de Dieu, et confesser simplement qu’ils sont chrétiens.” Cet article de la Règle peut-il être considéré comme le résultat et l’acquisition de l’expérience de Damiette ? Il constitue en tout cas l’interprétation la plus influente de la rencontre avec Al-Malik Al-Kâmil.
Quant à l’exigence d’une prédication nue, étrangère à tout usage de la force, c’est-à-dire sur la nécessité d’exclure tout mélange entre croisade et mission, les témoignages ne manquent pas, même s’ils sont plus rares, comme ceux d’Isaac de l’Étoile, Walter Map et Rodolfo Niger, défenseurs de l’assertion selon laquelle “la prédication de la foi est l’unique, la vraie approche chrétienne” (Kedar). L’annonce de la parole aux infidèles, documentée par la représentation de la “table de la chapelle Bardi”, ne constitue donc pas la véritable nouveauté de l’initiative de François. Ce qui est réellement inédit, par rapport à la tradition, est constitué, au contraire, par une mission entendue comme seule présence, soumise à toute créature humaine, dans le sens exprimé par la Règle. Cette Règle officielle (1223), approuvée par une Bulle, bien que redimensionnée aux normes de la mission, ne renonce pas, de fait, à reprendre le même concept de la subordination absolue : dans le chapitre II, en effet, elle interdit un quelconque jugement, en prévention du risque que la voie de l’alternative radicale autorise la contestation sournoise de méthodes majoritairement conformistes. D’autre part, cette vie de “pauvre et étranger” pauper et hospes, à l’exemple du Christ, constitue pour François la condition ordinaire du frère mineur, qu’il se trouve à la cour pontificale ou parmi des confrères inhospitaliers (parabole de la Joie parfaite), ou bien en présence du sage Al-Malik Al-Kâmil.♦
Dernière mise à jour: 19/03/2024 14:35