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Syrie, une amitié aussi belle qu’inattendue

Texte et photos Andrea Avveduto
30 mai 2019
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Leur amitié, née sur les ruines de la guerre en Syrie, les a surpris les premiers. C’est en voyant la charité en acte des franciscains que le mufti d’Alep cheikh Mahmoud Assam a fait sa part du chemin.


“Nous nous sentons comme des frères, unis sur de nombreux aspects de la vie : c’est quelque chose d’inexplicable, une joie qui vient directement de cette rencontre entre notre père saint François et le sultan Al-Malik al-Kâmil.” Frère Firas Lutfi, franciscain de la custodie de Terre sainte à Alep, est heureux lorsqu’il parle de ses “nouveaux” amis musulmans à Alep. Et il n’a aucun doute, surtout quand il parle de l’amitié née au cours de ces années avec le mufti d’Alep cheikh Mahmoud Assam. Quelque chose d’extraordinaire s’est produit avec une simplicité inattendue.
“Pendant la guerre, la maison diocésaine a accueilli 180 enfants. Ils étaient atteints de différents handicaps mentaux et physiques, et étaient tous musulmans. Nous les avons fait sortir d’un bâtiment sur le point d’être bombardé : il n’en reste aujourd’hui que les décombres.” Près de 200 enfants musulmans ont été sauvés par des chrétiens qui s’en sont occupés. Voici ce dont le mufti et tous les musulmans de la ville ont été témoins pendant des années : “Une charité non par des mots, mais par des actes et le service aux frères”, poursuit frère Firas. De ce simple geste est née une série de rencontres avec le responsable musulman le plus important de la ville. “Une amitié qui s’épanouit chaque jour davantage avec l’évêque d’Alep, Mgr Georges Abou Khazen, et moi. Au cours de nos entretiens, le mufti a même un jour décrit la passion de la Syrie en la comparant à la Passion de Jésus. Il nous a dit : ‘Ses blessures ont racheté l’humanité.”
Les dégâts et les traumatismes causés par la guerre en Syrie restent considérables, mais voici le temps d’espérer. “Nous sommes un peu inquiets pour l’avenir, mais nous allons bien.” Le ton de Mgr Abou Khazen est optimiste, son regard, vif. Cela fait un certain effet d’entendre le vicaire apostolique d’Alep parler de la guerre en Syrie et avoir l’impression qu’il s’agit presque d’un problème déjà lointain. “Deux problèmes majeurs demeurent : la présence de combattants étrangers (des dizaines de milliers) et le rôle des puissances étrangères impliquées dans cette guerre. Mais des années après, nous sommes tous assez optimistes et avons confiance qu’une solution politique sera bientôt trouvée.”

 

Faut-il que la faute des parents pèse sur cette génération ?

 

Reconstruire

À Alep, la situation est bien plus calme qu’avant. Les services fonctionnent, l’électricité est distribuée 16 h par jour. “C’est une ville animée, avec un trafic qui recommence à embouteiller les rues.” L’économie se redresse également, ce qui est (très) bon signe. “2.400 usines ont ouvert ces derniers mois. Et d’autres se préparent à rouvrir. C’est un signe important, même si beaucoup de personnes déplacées ne reviennent pas : il ne suffit pas d’avoir du travail, il faut aussi reconstruire les maisons.” Le vicaire alépin a raison, et il est vrai que le temple le plus grand à reconstruire reste toujours l’homme. “Après la bataille d’Alep, poursuit-il, nous avons réalisé avec le mufti que des milliers d’enfants abandonnés, dont le père ou la mère sont inconnus, n’étaient pas encore inscrits à l’état civil. Souvent nés de viols et de violences, ce sont les enfants de djihadistes, les traces les plus terribles que nous laisse cette guerre. Des enfants sans nom et donc sans avenir. L’ONG ATS pro Terra Sancta nous a fourni les fonds indispensables pour démarrer, et nous aide encore à créer les espaces nécessaires pour accueillir ces 2.000 enfants et plus. Nous travaillons ensemble pour que ces petits puissent avoir un jour les mêmes possibilités que quiconque.” Le projet s’appelle justement ‘Un nom et un avenir’. Grâce à cette initiative, sont nés des centres où l’on peut accueillir et s’occuper de ces enfants. “Nous ne voulons cependant pas être accusés de prosélytisme, poursuit frère Firas, parce que lorsque nous faisons le bien commun, nous devenons simplement amis : nous ne voulons ni convertir, ni tirer la couverture à nous.”

 

À l’entrée du centre diocésain d’Alep. Cette propriété franciscaine, plusieurs fois atteinte par des roquettes, a servi tout au long de la guerre à accueillir des centaines de personnes et de nombreuses activités.

Ce projet a été partagé par tous et le mufti a contribué avec une interprétation religieuse qui s’est révélée fondamentale. “Il a eu, en partant du Coran, une intuition géniale et absolument nouvelle pour l’islam : qui éduque un enfant peut l’appeler son fils.” L’adoption étant interdite dans l’islam, comment aurait-on pu faire avancer le projet ?
La bonne volonté du mufti et son concept quasi révolutionnaire ont permis de donner vie au projet et incité la population musulmane à participer largement. “En premier lieu nous aidons les enfants à s’inscrire au bureau d’enregistrement afin qu’ils puissent aller à l’école.” Mais cela ne suffit pas. Le Parlement étudie toujours une loi ad hoc pour les enregistrer, même si ce n’est pas facile. Mgr Abou Khazen poursuit : “Cela me rassure cependant qu’il y ait une hypothèse légale, car sans cela, lorsque ces jeunes seront grands, quelles perspectives auront-ils, s’ils n’existent pour personne ? Nous les aidons ensuite dans tous les domaines, nous prévoyons un accueil et un suivi psychologique afin qu’ils puissent un jour surmonter les traumatismes clairement visibles sur leurs visages.”

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“Un projet, rappelle frère Lutfi, qui ne serait jamais né sans une amitié aussi belle qu’inattendue.” C’est d’une paix possible, dont parlent les deux religieux syriens, et Mgr Abou Khazen insiste : “Nous vivons la paix tous les jours, dans notre vie et notre témoignage. Nous, chrétiens, tâchons d’être un pont entre les différents groupes, nous n’avons de problèmes avec personne. Nous essayons de redonner espoir à nos fidèles, car nous voulons soutenir tout le monde sur le chemin de la réconciliation.” Saint François a rencontré le neveu de Saladin il y a 800 ans et les fruits de cette rencontre poussent encore aujourd’hui les uns et les autres à devenir amis, à travailler ensemble. Même le mufti connaît bien cette rencontre qui fut souvent évoquée. “Nous en avons justement parlé la première fois que nous nous sommes vus, explique frère Firas. Il connaissait bien cet épisode, il savait bien que les conditions n’étaient pas parfaites mais les intentions de faire le bien et de construire la paix étaient grandes.” Cela crée une estime, une confiance, un désir d’œuvrer au bien commun. “Chaque fois que je vais chez le mufti, je perçois toujours plus combien nous sommes différents, mais lorsque nous parlons de Dieu, nous le sentons toujours plus proche de nous.”
C’est Mgr Abou Khazen qui réaffirme la valeur de cette rencontre, aujourd’hui. “C’est une rencontre qui a fait l’Histoire. Une rencontre encore vivace aujourd’hui. En Syrie, au cœur de la guerre qui cherche à diviser, surgissent des petits miracles qui continuent à unir les esprits et les cœurs.” Non sans émotion, l’évêque décide d’en raconter un. “Il y a quelques mois, lorsque je me suis approché de l’un de ces enfants, il a eu peur. Il avait peur de tous les hommes et ne voulait parler à personne, il était fermé au monde. Je suis resté à côté de lui quelques minutes, et je me suis aperçu qu’il n’arrivait pas à sourire. Il a commencé à fréquenter le centre et au bout de quelques semaines, il s’est mis à jouer avec les autres, à parler et à étudier. Quelque temps après, je suis revenu le voir. Aujourd’hui c’est quelqu’un d’autre. Il sourit enfin, et un enfant qui sourit, c’est l’avenir de la Syrie.”

 

Vivre au milieu des populations est le cœur de la vocation des franciscains, qu’ils soient envoyés en terre d’islam ou ailleurs. Et là rayonner de l’amour du Christ.

 

Retour à l’homme

Ils ont le même sourire ces deux pasteurs d’Alep qui, pendant toutes ces années, n’ont jamais abandonné leur troupeau. Aujourd’hui chacun a un ami de plus. D’une foi autre, mais avec le même cœur. Malgré les différences, ce qui les unit est vraiment profond. C’est donc, selon frère Lutfi, et comme le mufti le répète toujours, que “Dieu ne peut pas tuer, ne peut pas exclure l’autre. Nous parlons plus des choses qui nous unissent que de celles qui nous séparent. Au fond, c’est lui le père de tous.” Ces messages de paix ont commencé à se répandre dans la ville d’Alep et dans toute la Syrie en guerre. Ainsi que quelques questions, comme celle que le mufti pose souvent “Quel est le meilleur : un bon chrétien ou un mauvais musulman ? Lequel des deux entrera au paradis ? Certainement un bon chrétien.” C’est ce qui compte et Firas conclut : “Ce sont les êtres humains qui doivent être considérés à la base de tout dialogue et de toute rencontre.” Comme ce fut le cas il y a 800 ans, sous une tente, entre deux grands hommes au bord de la Méditerranée.♦

 

Dernière mise à jour: 20/03/2024 15:01

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