Ils sont environ six millions de chaque côté faisant partie de la même famille. Pourtant le fossé se creuse de plus en plus entre les juifs israéliens et les juifs américains. 70 ans après la création de l’État d’Israël, radioscopie d’une crise de confiance et d’une prise de conscience.
We need to talk”. “Il faut qu’on discute”. À elle seule cette résolution résume l’état de la relation entre les juifs d’Israël qui sont 6,5 millions et leurs 5,7 millions de coreligionnaires américains. L’appel a été lancé par les Fédérations Juives d’Amérique du Nord (JFNA) pour leur dernière assemblée générale d’octobre 2018 à Tel Aviv (Israël). Le constat était clair (et l’est toujours) : “Nous partageons un héritage. Et un avenir. Mais nous ne voyons pas toujours les choses de la même manière”, poursuivait le communiqué de la JFNA.
En juillet dernier, par exemple, le ministre israélien de l’Éducation, Rafi Peretz, avant de présenter ses excuses, a provoqué un tollé outre-Atlantique en comparant le mariage mixte aux États-Unis entre juifs et non-juifs à un “second holocauste”. Expliquant qu’en raison de l’assimilation des juifs au cours des 70 dernières années, le peuple juif avait “perdu six millions de personnes”.
Un sondage datant de juin 2018 commandé par l’American Jewish Committee (AJC) indiquait que 31 % des juifs américains et 22 % des juifs israéliens ne voient pas l’autre communauté comme “faisant partie de la même famille” et 40 % des juifs américains et des juifs israéliens se considèrent mutuellement au mieux comme “des cousins éloignés.”
Alors qu’Israël vient de célébrer ses 70 ans, comment expliquer un tel délitement ? La première raison est d’ordre générationnel. Après la victoire de l’État hébreu en 1967 sur les armées arabes, les juifs aux États-Unis ralliés à la liesse des juifs israéliens se sont, via des organisations juives américaines historiques comme l’AJC précitée et l’American Israel Public Affairs Committee (AIPAC), alignées sur les positions des gouvernements israéliens quelles qu’étaient leurs couleurs. Moins traditionnelle, peut-être moins idéaliste aussi, la nouvelle génération dont le taux de mariages mixtes approche 50 %, n’hésite pas – tout en soutenant Israël – à critiquer le gouvernement actuel. Déjà en 2013, le Pew Research Center indiquait dans une vaste enquête auprès de juifs américains que leur soutien à Israël diminuait d’année en année, notamment chez les 18-29 ans. La même étude révélait aussi comment les juifs américains définissaient leur identité avec ceux d’Israël. Une très large majorité avait cité les pratiques religieuses, le sentiment d’appartenance à la communauté juive, les valeurs, la mémoire de la Shoah, l’amitié pour Israël, ou même la nourriture et le sens de l’humour ! Mais nul n’avait mentionné l’attachement aux politiques conservatrices ou à la colonisation israéliennes.
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Démocrates versus nationalistes
Ce qui nous amène à la deuxième raison : l’influence du paradigme socio-politique dans lequel évoluent les deux communautés. Trois-quarts des juifs-américains votent à gauche, pour les Démocrates, défenseurs historiques des minorités et des droits civiques, gardant ce prisme pour les arabes israéliens et les Palestiniens.
Ainsi ils n’aiment pas voir le Premier ministre israélien s’appuyer sur le républicain Donald Trump, lui-même soutenu par les chrétiens évangéliques, pour qui le retour du Christ sur terre relève de la reconnaissance d’un État juif avec en son cœur la ville sainte pour capitale. De ce fait la reconnaissance de Jérusalem comme capitale d’Israël le 6 décembre 2017 par l’administration Trump, mais aussi la fermeture de la représentation diplomatique de l’Organisation pour la libération de la Palestine à Washington, la réduction de l’aide aux Palestiniens et la reconnaissance de l’annexion du Golan, ont majoritairement déplu aux juifs américains.
La politique de Benjamin Netanyahou (13 ans au pouvoir) profite aussi du glissement – élections après élections – de la population juive israélienne vers une droite plus forte qui soutient les positions sécuritaires et nationalistes de son Premier ministre. Ses promesses de campagne d’annexer les colonies en Cisjordanie occupée, ses calculs stratégiques pour gagner des voix aux législatives d’avril dernier en orchestrant une alliance entre Le Foyer juif (national-religieux) et Force juive (extrême droite anti-palestinienne), et son rapprochement avec les régimes ultranationalistes en Hongrie, au Brésil, aux Philippines poussent la communauté juive américaine à prendre ses distances.
Sans compter la loi israélienne sur l’État-nation juif du 19 juillet 2018 qui ne reconnaît le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes qu’aux juifs et le dénie donc aux citoyens arabes israéliens (les descendants des Palestiniens restés sur leurs terres à la création d’Israël en 1948) et qui érige l’hébreu en seule langue officielle (reléguant l’arabe à un statut spécial).
Certes, “nous ne subissons pas la menace quotidienne du Hamas ou du Hezbollah, soulignait en septembre 2018 le journaliste juif-américain Dana Milbank du Washington Post, mais si la réponse est l’ultranationalisme et l’apartheid, les Israéliens doivent savoir que nous ne pourrons pas les soutenir.”
Pittsburgh ou le symbole d’une fracture religieuse
Par ailleurs, et c’est la troisième raison, plus de la moitié des juifs américains se disent non-orthodoxes, c’est-à-dire “réformés” ou “conservateurs” (massortis). Attachés au pluralisme religieux, ils ont une approche moderniste du judaïsme, empreinte de justice sociale. Or, en Israël, le grand rabbinat ultra-orthodoxe qui exerce la pleine juridiction administrative sur tous les aspects de la vie juive dans l’État, ne reconnaît pas les juifs “réformés” et “conservateurs”. Ce qui n’est pas sans causer des frictions. En témoigne le gel partiel en juin 2017 par Benjamin Netanyahou sous la pression ultra-orthodoxe, d’un accord qui devait offrir un plus large espace mixte et non-orthodoxe au mur Occidental. 73 % des juifs de la diaspora américaine y étaient favorables contre 42 % seulement des Israéliens.
Aussi les juifs américains ont-ils été échaudés, à l’été 2017, par le scandale d’une liste noire recensant des rabbins de la diaspora (essentiellement d’Amérique du Nord) dressée pour permettre (même s’il s’en est défendu) au rabbinat israélien de remettre en cause les conversions au judaïsme effectuées par les rabbins visés, et de garder ainsi la mainmise sur la définition de qui est juif.
Autre symptôme, il y a un an, le grand-rabbin ashkénaze d’Israël a condamné l’attentat antisémite de Pittsburgh aux États-Unis. Pour autant il s’est refusé de désigner la salle de prière massorti, Tree of Life, comme une “synagogue” préférant la définir comme “un lieu avec un fort parfum juif.” Reconnaissant lui-même avoir “un profond désaccord idéologique” avec les conservateurs.
Le rabbin Steven Wernick, chef du judaïsme conservateur aux États-Unis, avait alors écrit au gouvernement israélien : “On ne peut plus parler de fossé entre Israël et la diaspora, maintenant c’est un canyon.”
En définitive “Netanyahou fait cette observation simple : aux États-Unis, j’ai environ 20 millions de chrétiens évangélistes qui m’adorent, puis j’ai 5 à 6 millions de juifs dont la majorité ne m’aime pas et passe son temps à se plaindre”, faisait remarquer dans les colonnes de L’Orient-Le Jour, Yehudah Mirsky professeur au département d’Études juives et proche-orientales de l’université américaine Brandeis. Pourtant l’avenir du judaïsme passe en partie à travers eux. ♦
Un fossé, des chiffres (*)
Les États-Unis et Israël rassemblent environ 85 % des juifs du monde. Parmi eux (*) :
– 50 % des juifs américains se disent libéraux (orthodoxes modernes, réformés et conservateurs) contre seulement 8 % des juifs israéliens.
– 80 % des juifs américains contre 49 % des juifs israéliens pensent que les rabbins non-orthodoxes devraient officier lors des cérémonies juives en Israël.
– plus de la moitié des juifs israéliens estiment que les points de vue des juifs de la diaspora ne devraient pas jouer de rôle dans les décisions du gouvernement concernant la prière sur le mur Occidental ou la conversion.
– 61 % des juifs américains contre 43 % des juifs israéliens croient qu’Israël et un État palestinien peuvent coexister.
(*) Chiffres publiés par la JFNA pour son AG d’octobre 2018 à Tel Aviv
Dernière mise à jour: 08/04/2024 11:39