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Le érouv : quand la religion tient à un fil

Par Gabriel Abensour
30 septembre 2019
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Comme n’importe quelle ville, Jérusalem est parcourue de poteaux, colonnes et pylônes en tous genres. Dans cette forêt de métal se distingue un poteau. D’abord parce qu’il est surmonté de deux pics en forme de V, ensuite parce que le fil qu’il supporte ne transporte ni onde, ni énergie, ni fluide. A la découverte du érouv.


Seul un initié au regard perçant pourrait déceler les fils invisibles qui entourent bien des villes en Israël, ainsi que des quartiers à forte population juive orthodoxe dans le reste du monde. Ces fils, aussi symboliques soient-ils, ont un impact insoupçonné sur la vie des juifs pratiquants. Pour ceux qui respectent à la lettre les nombreux interdits du jour du shabbat, ces fils tendus tracent un espace symbolique autorisant le juif pieux à se promener dans l’espace public tout en transportant un livre de prière, un paquet de mouchoirs ou encore les clés de son appartement. À l’inverse, l’absence ou la rupture d’un de ses fils limiterait drastiquement la libre-circulation des juifs orthodoxes le jour du shabbat, leur interdisant de facto de porter quoi que ce soit dans l’espace public.
Cette loi étrange et méconnue puise ses sources directement dans la Bible. “Que nul ne sorte du lieu où il se trouve le septième jour”, lit-on en Ex 16, 29. “Ainsi parle l’Éternel : Prenez garde à vos âmes ; ne portez point de fardeau le jour du shabbat, et n’en introduisez point par les portes de Jérusalem. Ne sortez de vos maisons aucun fardeau le jour du shabbat, et ne faites aucun ouvrage ; mais sanctifiez le jour du shabbat, comme je l’ai ordonné à vos pères”, ajoute le prophète Jérémie (Jr 17, 21-22).
Prenant ces préceptes à la lettre, le juif fondamentaliste pourrait en déduire un couvre-feu total durant les 25 h du samedi. C’est la lecture qu’en firent une partie des juifs karaïtes, secte prônant la lecture littérale de la Bible, très présente au Moyen Âge mais aujourd’hui quasi-inexistante.

Quand le fil d’un érouv est cassé, il faut le remplacer sous peine de rendre le périmètre non valide pour le shabbat prochain.

 

À l’inverse, le judaïsme rabbinique, partisan d’une loi se lisant sous le prisme de la tradition orale – légaliste mais anti-fondamentaliste – refusa dès ses débuts cette lecture stricte. Les rabbins du Talmud consacrèrent un traité entier, le traité éruvin, à l’élaboration d’une réflexion juridico-philosophique concernant les différents espaces publics et privés. Réflexion qui mena, entre autres, à une redéfinition des concepts de ‘domaine public’ et ‘domaine privé’. Le jour du shabbat, l’usage l’emporterait sur la propriété légale. Ainsi, un terrain privé mais ouvert aux quatre vents ne serait point considéré comme ‘domaine privé’ le jour du shabbat, et même le propriétaire ne pourra y transporter un fardeau quelconque. Inversement, une ville fortifiée de toute part, bien qu’essentiellement publique, serait considérée comme un domaine privé le jour du shabbat.
Le shabbat, commémorant le septième jour de la création en instaurant un repos total pour l’humain, modifierait donc notre conception de l’espace. “Que nul ne sorte de son lieu”. Mais le monde revenant à son origine le jour du shabbat, le rapport au lieu n’est plus défini par ce que je possède ou ne possède pas, mais par la perception existentielle que je peux avoir de tel ou tel espace.

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Nous voilà arrivé à notre fil conducteur. Ce fil imperceptible ne se pose pas n’importe comment, mais imite les linteaux d’une porte. À ce titre, il n’est pas attaché entre deux murs ou deux poteaux, mais posé à leurs sommets. La différence symbolique est de taille : le fil ne représente pas une barrière invisible mais le cadre d’une porte, définissant l’extérieur et l’intérieur sans pour autant bloquer l’accès. Ainsi les poteaux formant le érouv ne sont généralement pas les lampadaires de rues, mais des poteaux uniquement conçus à cet usage, ayant à leur sommet une forme pouvant maintenir un fil tendu. Entouré de ce fil, un quartier entier peut désormais devenir un chez-soi le jour du shabbat. À condition, toutefois, que 600 000 personnes ne traversent pas les rues balisées en un seul jour, statuent les sages du Talmud. Une façon talmudique d’anticiper l’aliénation des villes modernes, dont l’immensité ne permet plus à ses habitants de se sentir chez eux dans l’espace public.
Les lois du érouv sont autrement nombreuses et compliquées. Toujours est-il qu’à l’heure où bien des pays débattent de la présence du religieux dans l’espace public, le Talmud nous autorise une réflexion non-binaire où l’ostentatoire et la neutralité peuvent cohabiter. Ostentatoire pour le juif pieux sachant que chercher du regard, les fils du érouv restant invisibles aux yeux du profane. Une façon talmudique d’inviter les croyants à observer, sans forcément exposer leur foi comme une bannière clivante. Certains fils peuvent lier les croyants les uns aux autres, sans pour autant séparer les êtres humains les uns des autres. ♦


Des érouvim en France et au Canada

Il va falloir parcourir des yeux le ciel des villes de Reims, Metz et Strasbourg en France ou Westmount, Outremont ou Montréal au Canada et celui de la Chaux-de-fonds voire Bâle, c’était en tous les cas un projet en 2018 de la communauté juive locale.

 

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