Va-t-on vers une « Toussaint libanaise » ? Les Libanais se mobiliseront-ils de nouveau aujourd’hui, sous des forêts de drapeaux aux couleurs du pays du Cèdre ? Ils ont en tout cas été plusieurs centaines de milliers à se réunir dimanche pour dénoncer l’inertie de leur gouvernement face à l’aggravation de la crise économique dans le pays.
La crise, qui a commencé jeudi 17 octobre, et qui peut évoquer une résurgence des Printemps arabes, a vu les Libanais – en masse, toutes confessions, classes sociales et générations confondues et sans leaders politiques – descendre dans les rues de tout le pays (et pas seulement dans la capitale) dans un climat social qui oscille dans une ferveur d’unité nationale entre révolte populaire et kermesse.
L’étincelle qui a mis le feu aux poudres ? Une nouvelle taxe sur les appels effectués via les applications du style WhatsApp. Même si la mesure a été annulée dès le soir même de son annonce, il n’en a pas fallu plus pour que le centre de Beyrouth prenne « des allures de ligne de front », d’après L’Orient-Le Jour, le grand quotidien francophone au Liban. Entraînant la fermeture des écoles, des universités, des banques. Au point que la mobilisation populaire serait la plus importante depuis les manifestations contre le pouvoir en 2015, durant une crise de gestion des déchets, non encore réglée.
La colère citoyenne prend en réalité sa source bien en amont de la nouvelle taxe prévue sur les appels via les applications de messagerie instantanée. Dans un rapport de janvier 2019, le cabinet de conseil McKinsey estimait que le taux de chômage au Liban se situait entre 15% et 25% de la population et que le taux de croissance du pays l’an dernier atteignait à peine 0,2% (contre 9% avant le début de la guerre en Syrie dont l’afflux de réfugiés a beaucoup pesé sur l’économie).
Si en avril 2018, le Liban s’est engagé à réduire son déficit public (aujourd’hui 9% du PIB) en adoptant des réformes efficaces en contrepartie de quoi, des bailleurs de fonds internationaux s’étaient dit disposés à verser 11,6 milliards de dollars sous forme de prêts et de dons, il faut savoir que la dette publique selon le Fonds monétaire international est à hauteur de 150% du PIB, soit 86 milliards de dollars. Ce qui fait du Liban le troisième pays le plus endetté au monde derrière le Japon et la Grèce. En outre, au Liban, le salaire minimum est de seulement 450 dollars, et entre 25% et 30% de la population vit sous le seuil de pauvreté, selon la Banque Mondiale. Pour ne rien arranger, les incendies qui ont ravagé le pays pendant 48h, il y a huit jours, ont mis en exergue le manque de moyens et de budget pour parer à ce genre de catastrophe naturelle, alimentant le ressentiment des manifestants à l’égard de leurs dirigeants et une colère amplifiée sur la déliquescence des infrastructures publiques. Dans leur contestation contre le pouvoir, dont la plupart des représentants est aux manettes du pays depuis la fin de la guerre civile dans les années 90, les manifestants crient haro sur la corruption, les luttes de clans et le népotisme qui ont sévi ces dernières années et qui poussent la population à réclamer une totale réforme du système politique (ou carrément un la chute du régime). Beaucoup souhaitent aussi que le pays ne fonctionne plus sur le modèle confessionnel, a rapporté l’agence AsiaNews. Rejetant ainsi le principe des quotas de représentativité politique aux différentes confessions officiellement reconnues, accusés de favoriser le clientélisme et le blocage de réformes.
Les chrétiens du Parti des forces libanaises quittent le gouvernement
Vendredi, face à la pression populaire, le Premier ministre, Saad Hariri, a annoncé qu’il donnait un délai de 72h aux membres du gouvernement pour avaliser les réformes prévues (jusque-là bloquées par les divisions politiques et confessionnelles). Insinuant, en cas d’échec, qu’il pourrait démissionner. Ce qu’a d’ailleurs fait, samedi soir, un parti chrétien, allié du Premier ministre, en annonçant la démission du gouvernement de quatre ministres dudit parti. A la plus grande joie des manifestants appelant d’autres partis à faire de même. Tandis que les principaux partis libanais (notamment les deux grandes formations ayant la majorité au gouvernement, le Mouvement patriotique libre (MPL) et le Hezbollah)ont finalement accepté une série de réformes proposées par Saad Hariri, a appris l’AFP de source gouvernementale, dimanche 20 octobre. Selon l’agence Reuters, les mesures prônées par le Premier ministre comprennent notamment une réduction de moitié des salaires des responsables officiels, actuels et anciens, la privatisation du secteur des télécoms et une refonte du secteur de l’électricité. Saad Hariri devrait annoncer ce lundi en début de soirée ce « plan de réformes ».
A l’heure où est écrit cet article, L’Orient-Le Jour se demande si le Premier ministre parviendra à sauver sa place et son gouvernement. « La réunion de lundi a commencé alors que les manifestants commencent à affluer dans tout le pays, que la majorité des grands axes de communication sont coupés par des barrages informels et que les appels aux manifestations et à la grève se bousculent sur les réseaux sociaux », rapportait en fin de matinée le journal. Al-Akhbar (Les Nouvelles), de son côté, évoque une journée test pour le gouvernement et reste perplexe sur la suite des événements.
Des revendications considérées comme légitimes par les Eglises
Les revendications de la foule ont été considérées comme « légitimes et plus que légitimes » par le Patriarche des maronites (qui sont majoritaires au Liban). Depuis l’Afrique où il était en visite pastorale, il a estimé dans une homélie prononcée au Nigéria que le peuple libanais était « victime d’une mauvaise politique qui l’a conduit à la faim alors que de nouveaux impôts l’épuisent. » Amer, le cardinal Béchara Raï a déploré l’inertie des dirigeants : « Ah, combien avons-nous mis et remis en garde contre cette explosion, combien avons-nous averti cette autorité politique qu’elle se dirigeait vers la faillite ? Mais ils se sont bouché les oreilles pour ne pas entendre». Le bureau d’information de Bkerké (siège du Patriarcat maronite) a indiqué depuis que le prélat avait écourté son séjour en Afrique et était rentré au Liban samedi. Le Patriarche a appelé le gouvernement libanais à déclarer « l’état d’urgence économique ». « Nous prions pour le Liban, nous prions Dieu pour qu’il touche la conscience des responsables et les aide à trouver les solutions nécessaires et rapides à la crise économique et sociale », a-t-il par ailleurs déclaré.
Le primat de l’Eglise grecque-catholique melkite, Joseph Absi, dont le siège est à Damas (Syrie), a quant à lui, exprimé sa solidarité aux manifestants, a fait savoir le site arabe d’informations chrétiennes abouna.org. Le Liban compte environ 425 000 fidèles de cette Eglise (soit 5% des chrétiens). Jean X, le patriarche grec-orthodoxe d’Antioche dont le siège est aussi à Damas, a dit prier pour le Liban en déclarant que son Eglise « se tenait aux côtés des Libanais qui sont descendus dans la rue pour condamner les conditions terribles et dangereuses dans lesquelles ils vivent ». Au Liban, les orthodoxes représentent 8% de la population chrétienne. Les trois primats ont tous appelés à la retenue, au respect des personnes et des biens pendant les manifestations.