Le couvent Saint-Joseph de la custodie de Terre Sainte à Beyrouth se trouve dans le vieux quartier de Gemmayzé, un dédale de ruelles et d’élégantes maisons claires, à deux pas de la mosquée Mohammad al-Amin, d’imposantes ruines romaines et du Parlement.
Une grande véranda lumineuse surplombe la rue en contrebas, en face de la prestigieuse école des Frères des écoles chrétiennes (l’une des plus prisées par la classe moyenne libanaise). Un peu plus loin, les gratte-ciel du Beyrouth moderne, avec des fenêtres qui reflètent le ciel bleu même dans la brume estivale.
Résidence des frères mineurs depuis le milieu du XIXe siècle, héritier d’une présence dans la ville qui remonte à 1250, le couvent Saint-Joseph est un observatoire privilégié pour tenter de comprendre quelles sont les tensions et les problèmes qui touchent aujourd’hui le Pays des Cèdres.
Frère Toufic Bou Merhi était jusqu’à il y a quelques semaines le supérieur de cette communauté (dont frère Maroun Younan et frère Angelico Pilla font également partie). Suite aux décisions du Chapitre intermédiaire de la custodie en juillet, frère Toufic a été transféré à Saint Jean d’Acre, en Israël. Fier d’être libanais, il nous brosse un aperçu utile pour mieux comprendre la période que traverse le pays, durement éprouvé par le poids des guerres dans les pays voisins, à commencer par la Syrie.
“Le Liban, explique-t-il, a sa spécificité et son importance au Moyen-Orient. A l’heure actuelle la liberté de culte est totale. Dix-huit confessions religieuses sont présentes et reconnues par l’État, aussi bien chrétiennes, musulmanes, que druzes et juives. Toute la vie civile est connectée au rôle des Églises chrétiennes ou des autres confessions religieuses. Les mariages et les successions, par exemple, sont régies selon l’appartenance religieuse”.
À une époque où monte l’intégrisme religieux, comment ces différentes composantes peuvent-elles coexister ?
La démocratie libanaise est une démocratie que nous définissons comme “accommodée”. Afin de ne pas perdre les droits des minorités et d’assurer à tous d’être représentés, nous avons adopté des règles. La peur qui règne au Moyen-Orient est précisément celle-ci : le risque que la majorité l’emporte et écrase la minorité. La situation syrienne semble apparemment s’inverser, mais cela nous aide à comprendre. Les Alaouites – la minorité du pays à laquelle appartient le président Bachar el-Assad – gouvernent la majorité sunnite (80 %). Pour ne pas fléchir les Alaouites ont pris le pouvoir. En Turquie, où ils sont 18-20 millions, ils ne comptent presque pour rien, ils n’ont que deux parlementaires… S’il n’y a pas de règles pour partager le pouvoir, alors les guerres et la violence sévissent.
Le Liban ne semble pas du tout à l’abri des problèmes…
Bien sûr que non. Cette démocratie “accommodée” conçue précisément pour sauvegarder les droits de tous, touche les différents niveaux de l’administration et de la vie dans le pays. Les postes publics, tant au niveau politique qu’au niveau de l’administration publique, doivent être divisés en deux, entre chrétiens et musulmans… Jusqu’au dernier employé.
Ce critère génère parfois des problèmes, car l’appartenance prévaut sur la compétence. Et nous rencontrons souvent des personnes incompétentes à des postes importants.
Et au Parlement ?
Le Parlement aussi, après l’accord de Taëf (voir encadré ci-dessous), est divisé en deux, entre musulmans et chrétiens. Les députés sont choisis par le peuple avec un système de circonscriptions. A titre d’exemple : dans la circonscription électorale où je vote, je dois choisir 3 chrétiens, 2 druzes et 2 musulmans sunnites. Nous obtenons ainsi le nombre nécessaire de parlementaires, tout en respectant le poids des différentes composantes. Avant la guerre le pourcentage était en faveur des chrétiens. Après la guerre il a été convenu de diviser la population en deux, même si les chrétiens ne représentent pas 40 % de la population.
Au Liban tout semble suspendu à des équilibres fragiles.
Jusqu’à présent cette division a permis de limiter, voire de neutraliser, les diverses pressions et tensions dans le pays. Les musulmans sunnites représentent aujourd’hui 26 à 28 % de la population libanaise, tout comme les chiites. Et il y a 6 à 7 % de druzes. Grâce à un système d’équilibres et de contrepoids, le Liban survit et peut exprimer sa richesse culturelle et son poids économique dans la région.
Lire aussi >> Les défis des jeunes catholiques libanais aujourd’hui
Pendant quinze ans, le pays a été victime d’une guerre civile impitoyable. Puis l’occupation syrienne…
Après la guerre civile, de 1975 à 1990, a suivi la Pax syriana, occupation militaire du Liban par la Syrie, qui a duré jusqu’en 2005. Durant ces années, le Liban a été littéralement dépouillé de ses richesses. Quinze autres années se sont écoulées, des progrès ont eu lieu, la plupart des villes ont été rebâties. Mais le pays connaît encore de nombreuses difficultés. La vie a repris le dessus, mais les tensions ne sont pas résolues. Des difficultés subsistent entre chrétiens et musulmans, beaucoup de méfiance et de préjugés. Moi-même, quand je vais dans le sud, en zone musulmane, je me sens moins à l’aise qu’ici à Beyrouth ou dans les zones du Mont Liban.
Puis en 2011 la guerre a éclaté en Syrie et le Liban s’est de nouveau trouvé dans la tourmente.
Nous avons accueilli une vague impressionnante de réfugiés, notamment de ce pays qui, jusqu’à quelques années plus tôt, nous avait occupés militairement. Pour comprendre l’ampleur du problème il faut donner quelques chiffres : les Libanais sont environ 4 millions. Mais il y a dans le pays près de 500 000 réfugiés palestiniens, 400 000 travailleurs étrangers réguliers, environ 100 000 réfugiés irakiens depuis la guerre du Golfe et 1,5 million de réfugiés syriens, musulmans sunnites pour la grande majorité.
En somme, le nombre d’étrangers dans le pays égale presque celui des Libanais. C’est pourquoi le gouvernement n’accorde pas de permis de séjour et considère les Syriens comme une “présence temporaire”.
Même le Hezbollah chiite, qui pourtant soutient la cause syrienne, adopte ce point de vue afin d’encourager le retour des réfugiés syriens dans leur patrie. Ils n’ont aucun intérêt à voir rester au Liban des Syriens sunnites.
Parmi les réfugiés il y a des personnes âgées, des femmes, des enfants.
D’une part il y a le devoir d’offrir de l’aide et un soutien. Nous le faisons, en tant qu’Église catholique et frères mineurs de la custodie, à la fois ici dans le pays (en accueillant les enfants dans nos écoles et les nécessiteux dans nos œuvres sociales), et en soutenant massivement l’engagement de nos confrères en Syrie. Mais d’autre part nous devons nous demander quel avenir nous préparons pour le Liban, si l’on doit intégrer ce grand nombre de personnes. La crainte la plus grande est une altération de l’équilibre démographique du pays.
Un phénomène qui peut mettre en péril le fragile équilibre de l’État.
La société libanaise, du fait de ces événements historiques récents et passés, est toujours malade. Cette tragédie syrienne risque de mettre encore plus en danger tout ce qui a été conquis et de faire plonger le pays dans un gouffre. Je me rends compte que c’est un discours difficile à comprendre en Europe ou hors du Liban ; là où ailleurs, la question de l’immigration est une propagande. Mais ici, du point de vue d’un citoyen libanais chrétien, la réalité fait peur. Dans les pays qui nous entourent, les chrétiens n’ont pas voix au chapitre. Syrie, Irak, Turquie, Terre Sainte… Et si tôt ou tard ça nous arrivait à nous aussi ?
Nous sommes dans le pays que saint Jean-Paul II appelait “le Liban, pays message”. Qu’est-ce que cela signifie ?
Cela signifie que le Liban continue d’être un point de référence pour l’ensemble du Moyen-Orient. La majorité des chrétiens appartient à l’Église catholique maronite, il y a ensuite les grecs orthodoxes et les melkites. L’Église latine ne compte que 20 000 fidèles locaux, dispersés dans tout le pays. Il faut y ajouter environ 200 000 immigrants catholiques : Philippins, Soudanais, Bangladais. En tant que franciscains, nous nous occupons des paroisses du Sud, Tyr et Deir Mimas. L’Église latine est petite en termes de chiffres, mais nous sommes présents avec près de 50 ordres religieux et congrégations religieuses et on nous apprécie pour nos écoles et nos œuvres sociales.
C’est là que réside l’importance du Liban, pour l’Église aussi. Il faut sans tergiverser continuer à sauvegarder la pluralité du pays et le modèle de coexistence entre les religions. C’est ainsi qu’a été donnée aux chrétiens une possibilité concrète de vie. Du succès ou de l’échec du modèle libanais découle une série de conséquences qui affecteront inévitablement les communautés chrétiennes de la région du Moyen-Orient. Plus on accorde d’importance au Liban, plus la condition des chrétiens est défendue dans d’autres pays. Le Liban reste un exemple, un “message” incontournable. ♦
Un état divisé en deux
Signés le 22 octobre 1989 et ratifiés par le Parlement libanais le 5 novembre de la même année, les accords négociés à Taëf (Arabie saoudite) ont été favorisés par les efforts politiques d’un comité composé du roi Hassan II du Maroc, du roi Fahed d’Arabie saoudite et du président algérien Chadli Benjedid (assisté de la diplomatie américaine). Cet accord, qui fait désormais partie intégrante de la Constitution libanaise, a permis de rééquilibrer les rapports de force au Parlement entre les principales confessions prévues par le Pacte national de 1943, instaurant l’égalité entre députés chrétiens et musulmans et élargissant les pouvoirs du Premier ministre au détriment du président de la République.
Population et religion
Résidents (source CIA) : 6,9 millions
dont réfugiés syriens : 927 000 inscrits
(selon le gouvernement : 1,5 million) ;
réfugiés palestiniens : 260-280 000 (source UNRWA)
18 communautés religieuses officiellement reconnues :
musulmans (58 %), sunnites, chiites, alaouites, ismaélistes,
chrétiens (36 %), maronites, grecs orthodoxes, grecs catholiques (melkites), arméniens orthodoxes et catholiques,
syriaques orthodoxes et catholiques, assyriens de l’Est
(nestoriens), catholiques chaldéens, orthodoxes, coptes, latins (catholiques romains), évangéliques (protestants),
druzes ; juifs.
Réfugiés syriens et palestiniens qui sont surtout des musulmans sunnites.
Dernière mise à jour: 09/04/2024 12:50