Le père Samuel Aghoyan est le supérieur de la communauté arménienne au Saint-Sépulcre. Chaque année pourtant, le 18 janvier, il s’échappe de la ville sainte pour célébrer… Noël. A cette date insolite en effet, les arméniens apostoliques apportent leur touche propre aux célébrations de la naissance de Jésus à Bethléem.
Quel sens cela a-t-il pour vous de célébrer Noël à Bethléem ?
La Terre Sainte est le berceau de la chrétienté, là où le Christ est né, mort et ressuscité. Beaucoup de pèlerins en ont entendu parler depuis toujours, en rêvent depuis 20 ans, mais n’ont jamais eu l’occasion de s’y rendre avant ce jour de Noël. Vivre cette fête à Bethléem, au sein de la communauté arménienne, est donc quelque chose de vraiment unique pour chaque chrétien, arménien ou non.
Quelles sont les spécificités de la fête de Noël chez les arméniens ? Avez-vous des rites particuliers ?
Au premier abord, les cérémonies de Noël au sein des Églises de Terre Sainte sont plus ou moins les mêmes, excepté le fait que chaque communauté célèbre dans sa propre langue. Mais la communauté arménienne, à la grande différence des autres, fête Noël le 18 janvier et célèbre le même jour la naissance du Christ, son baptême et l’Épiphanie. C’était l’usage chez les premiers chrétiens et jusqu’au IVe siècle époque à laquelle les autres confessions chrétiennes ont distingué les fêtes. Quant à nous arméniens nous avons perpétué cette tradition antique si bien que nous célébrons tout ensemble, les 5 et 6 janvier du calendrier julien, soit le 18 et 19 du calendrier grégorien et donc deux semaines après toutes les autres communautés de Terre Sainte. Pour les rites, je dois dire que la musique est très importante pour nous. La communauté arménienne est réputée pour sa chorale et ses chants. Je n’aime pas beaucoup l’orgue que les catholiques jouent pendant leurs célébrations… c’est trop bruyant (rires) ! C’est bien plus joli au naturel, a capella !
Combien de célébrations avez-vous le 18 janvier, à Bethléem ?
Tout dépend du temps que nous avons, mais en général, trois. Nous commençons par une procession précédée des scouts, qui mène jusqu’à la place de la crèche et de là, sans les scouts, à la basilique de la Nativité. La première liturgie débute vers 14 h, à l’autel au-dessus de l’endroit où le Christ est né, au-dessus de la grotte de la Nativité. Nous avons ensuite deux liturgies, le soir et pendant la nuit, à notre autel dans le transept nord de la basilique. Elles se finissent aux alentours de 6 h du matin le 19 janvier !
Toutes vos liturgies sont-elles en arménien ?
En arménien classique, oui. Le vocabulaire est le même que l’arménien parlé, mais la grammaire, elle, est différente. J’avoue que c’est embêtant aujourd’hui pour les jeunes de notre communauté : même si nous avons des traductions, ils se plaignent de ne pas pouvoir comprendre, ni suivre la liturgie. Je sais que c’est un problème, mais l’arménien classique a été utilisé depuis toujours, depuis les Églises primitives. Si nous le supprimions, ce serait une grande perte pour l’Église. Mais oui, notre communauté souffre un peu de ne pas le comprendre.
Lors de la messe de minuit, les catholiques amènent à la crèche une statue de l’Enfant Jésus. Avez-vous la même tradition ?
Non… les arméniens n’utilisent jamais de statue. Mais pour marquer le baptême du Christ, nous utilisons une croix, que nous plongeons dans l’eau bénie. La Croix est immergée puis sortie de l’eau, symbolisant le baptême de Jésus. Nous chantons en même temps les cantiques de la bénédiction de l’eau, Ov Zarmanali et Aïssor tzaïn haïragan (“de la voix du Père”).
Rencontrez-vous des représentants de l’Autorité palestinienne à l’occasion ?
Oh oui, Il y a un temps prévu pour recevoir les vœux des dignitaires présents, qui sont aussi invités à participer à nos célébrations. Ils viennent généralement vers minuit, lorsque le patriarche arménien prononce son message dans la grotte. C’est une coutume acceptée des deux côtés dans ce pays, par les chrétiens et les musulmans. Mais surtout nous avons des chrétiens locaux qui se joignent à nous. Sur le millier d’arméniens qui vivent à Jérusalem nombreuses sont les familles qui nous accompagnent. Mais aussi de nombreux pèlerins du monde entier viennent en pèlerinage à cette occasion.
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Quelles sont vos relations avec les autres communautés ? Rencontrez-vous les clergés des autres Églises chrétiennes ?
Oui bien sûr que nous nous rencontrons, mais jamais de manière très détendue (rires). Nous avons deux rencontres formelles pendant l’année, à Noël et à Pâques. À Noël, nous allons tous les uns chez les autres pour échanger nos vœux. Les catholiques remplissent tout le hall du monastère ici, je n’ai plus aucun endroit où m’asseoir (rires). Mais j’adore ça !
Vous savez, toutes les célébrations religieuses doivent être une occasion de nous édifier. Les chrétiens [de Terre Sainte] devraient être capables de se rencontrer dans l’harmonie, de s’accepter mutuellement et de mettre de côté les tensions passées qui ont causé les séparations de nos Églises. Malheureusement nous continuons de répéter les mêmes erreurs et ne vivons pas pleinement en frères et sœurs du Christ… Nous devons passer du temps ensemble, nous éduquer à cela tous ensemble, et non pas séparément. Mais l’avantage de Noël, ici, c’est qu’il est célébré trois fois. Donc si vous manquez l’occasion d’aller donner vos vœux à une autre communauté, vous avez encore deux autres occasions de le faire dans les semaines suivantes !♦
Subtilités du calendrier arménien
Les arméniens appellent leur pays Hayastan “Terre de Hayk”, Hayk étant un descendant de Japhet, fils de Noé, leur ancêtre éponyme. Avant ce qu’on appelle la “grande époque arménienne” (Hayotz mets twakan), on pense traditionnellement que le temps a été calculé à partir de 2 492 av. J.-C., date à laquelle a été placé le début du règne de Hayk sur le peuple et le pays qui portent son nom. Après la christianisation, ce calendrier aurait peut-être été remplacé par le calendrier julien.
Ce n’est qu’en 584 que la nouvelle “grande ère arménienne” fut officiellement acceptée, mais elle n’entra en vigueur que plus tard, peut-être même qu’au début du VIIIe siècle. Même dans le cas de cette ère, nous sommes toutefois confrontés à un calendrier solaire, composé de 12 mois de 30 jours (chaque jour du mois ayant son propre nom ; les 12 h du jour et les 12 h de la nuit ont également leur propre nom), plus 5 jours épagomènes. Ce calendrier ne connaît aucune année bissextile et est donc mobile. Le nouvel an (1er jour du mois de nawasard) de l’an 1 du calendrier arménien commença le 11 juillet 552 du calendrier julien.
Vers la fin de son pontificat le catholicos Anastase Ier d’Akori (661-667) chargea le mathématicien, astronome et géographe Anania Shirakatsi (610-685) d’étudier la possibilité d’un calendrier fixe : il semble qu’Anania ait achevé le travail qui lui avait été confié, mais le synode qui aurait dû délibérer sur cette question n’a jamais eu lieu, du fait du décès soudain du catholicos.
Au fil du temps et jusqu’au XVIIIe siècle, plusieurs propositions de réforme ont été faites, visant toutes à introduire l’année bissextile dans le calcul arménien. En 1317 le synode d’Adana établit l’adoption du calendrier julien, mais cette décision eut des répercussions limitées dans la pratique du calendrier.
Contrairement aux autres Églises, l’Église apostolique arménienne célèbre le saint Noël surb Tsnunde le 6 janvier, en même temps que sont célébrés le baptême de Jésus et l’Épiphanie, réunissant ainsi en une seule journée la commémoration de ces trois événements (Pâques, en revanche, est célébrée avec les catholiques, non avec les orthodoxes). Le baptême dans le Jourdain est rappelé par le rite de la bénédiction des Eaux, ce qui, selon certains, témoignerait d’un phénomène d’acculturation : cette date coïncide en effet avec une fête déjà existante dédiée à la déesse Isis, au cours de laquelle la consécration des eaux était célébrée en son honneur. La bénédiction des Eaux est fêtée avec une grande solennité dans tous les rites orientaux, à l’exception du rite syro-malabar en Inde. La semaine précédant ces célébrations est une semaine de jeûne et se termine le soir du 5 janvier par le dîner de la vigile de Noël, appelé khetum ; un repas beaucoup plus “copieux”, à base de plats traditionnels, est consommé le lendemain, le jour où s’échangent la salutation “le Christ est né et il s’est manifesté”, et sa réponse “c’est pour nous tous une Bonne Nouvelle !” Le soir de la vigile de Noël, il y a toujours la cérémonie de l’allumage des lampes, suivie d’une messe solennelle, avec la bénédiction des Eaux.
Dernière mise à jour: 15/04/2024 13:44