Au doux bruissement de son habit immaculé, les couloirs qu’elle arpente avec une énergie infatigable vibrent de joie et de chaleur. Sage-femme et membre de la Congrégation des Sœurs de Saint-Joseph de l’Apparition, sœur Valentina dirige la maternité de Saint-Joseph depuis son ouverture en mai 2015. Un hôpital construit en 1956 à Jérusalem-Est pour continuer de soigner les Palestiniens après la partition de Jérusalem en 1948 qui leur a rendu inaccessible Saint-Louis, établi en 1896 en face de la Porte Neuve.
Qu’il faille assister une mère en travail, convaincre un nourrisson de téter, rassurer des parents inquiets ou compatir à une mauvaise nouvelle, sœur Valentina remplit sa mission dans une grâce apaisante. “On ne peut pas ne pas tomber amoureux d’elle”, glissent Vittorio et sa femme, dans l’attente de la naissance de leur fils.
Des parents anxieux, un personnel attentif, un bébé qui se fait désirer, le tableau semble banal. Quelque chose, pourtant, le rend ici extraordinaire : ce couple de juifs israéliens a confié la venue au monde de son enfant à des Palestiniens. Que des juifs, des musulmans et des chrétiens soient en contact dans le milieu hospitalier n’a rien d’incroyable. Mais d’ordinaire, ce sont les Palestiniens qui se font soigner par les Israéliens dont les hôpitaux ont très bonne réputation.
A Saint-Joseph au contraire, ce sont les Palestiniens qui aident les Israéliens. Les 50 sages-femmes et gynécologues viennent de Cisjordanie, de Jérusalem-Est ou sont de nationalité israélienne tandis qu’environ 20 % des quelque 230 femmes accouchant chaque mois ici sont juives. “Pour venir nous voir, elles doivent franchir cette frontière invisible séparant Israël des Territoires palestiniens. Ce n’est pas rien”, commente sœur Valentina en montrant la route depuis son bureau. Si Saint-Joseph, reconnu par le Ministère israélien de la Santé, n’est pas équipé pour permettre le respect du shabbat où tout usage d’énergie est prohibé, les patients mangeant casher peuvent commander dans un restaurant israélien aux frais de l’hôpital.
Vouloir donner naissance de manière naturelle et intime, c’est ce qui amène chaque année des dizaines de couples à Saint-Joseph. Une approche que la religieuse italienne porte avec toute la force de sa foi. “Il y a tant de violence dans cette terre sainte. Je voulais que ses habitants puissent au moins naître dans la douceur et la paix”, dit-elle. Trois mois avant l’ouverture de la maternité en mai 2015, sœur Valentina Sala a réuni toute l’équipe des sages-femmes pour décider du fonctionnement et poser les bases philosophiques de la pratique. “L’hôpital de Monza en Italie est mon modèle. Le taux de césariennes et d’épisiotomies est bas et les femmes y sont très libres et respectées, contrairement au contrôle et à la violence qu’elles subissent dans de nombreuses maternités”, affirme-t-elle. Son approche physiologique repose aussi sur une lecture religieuse de la naissance. “Si Dieu a créé ce processus, c’est qu’il faut avant tout l’accompagner au lieu de vouloir intervenir systématiquement”.
Saint-Joseph n’est pas le seul hôpital proposant un accouchement aussi peu médicalisé que possible mais ici, le concept est particulièrement abouti. L’établissement dispose de deux piscines gonflables ce qui a suscité l’immense curiosité du monde arabe qui n’avait encore jamais vu ça. Par ailleurs le taux de césariennes y est de moins de 10 % et les femmes peuvent prendre leur temps. “Nous ne sommes pas surchargés comme d’autres établissements, donc elles donnent naissance à leur rythme et la même sage-femme reste avec elles du début à la fin”, affirme sœur Valentina. L’accompagnement est particulier du fait que les cinq religieuses dédiées à la maternité – Valentina ainsi que deux Irakiennes et deux Birmanes – vivent sur place. “Ici, les gens ne sont pas des cas cliniques mais des personnes”, revendique-t-elle.
Lire aussi >> Jérusalem, construire la paix dès la naissance
Sœur Valentina continue sa tournée. Dans une chambre Romina tient sa fille âgée de trois heures à peine contre son cœur. La jeune femme avoue dans un rire qu’elle n’a pas encore de prénom pour la petite. “On a fait une liste, impossible de se mettre d’accord !” Saint-Joseph a fait en revanche l’unanimité dans le couple pour qui le fait d’être assisté par des “Arabes” n’avait aucune importance. “Ce qui compte, c’est d’avoir pu décider librement dans quelle position accoucher, garder mon bébé avec moi tout le temps… La différence avec le grand hôpital israélien où j’avais mis au monde mon fils est choquante”, glisse cette juive israélienne originaire d’Argentine en caressant la joue de la minuscule fillette s’endormant sur son sein.
Un étage plus bas, un silence plein de tendresse baigne la salle d’accouchement du fond du couloir. Epuisée, Rachel se repose sur un lit éclairé de la lumière qui glisse depuis le plafond de verre. Dans un fauteuil son mari étreint délicatement le bébé né il y a une heure. Si le couple a accepté une présence étrangère en pareil moment, c’est pour témoigner sa gratitude au gynécologue en chef qui a permis à Rachel de donner naissance par voie naturelle alors que le petit se présentait en siège. Seul médecin de toute la région à réaliser cette prouesse technique et humaine, Samir Asfour est un Palestinien de Cisjordanie. “Il nous a pris sous son aile et m’a vue tous les trois jours au cours de ces deux dernières semaines. Sans lui, c’était la césarienne”, glisse Rachel. Le seul credo de ce sexagénaire qui travaillait auparavant à l’hôpital de la Sainte-Famille de Bethléem, c’est le serment d’Hippocrate. “Un être humain est un être humain et moi, je suis un médecin. Tous les matins, je dois franchir un checkpoint pour venir travailler. Si le soldat qui me contrôle tombe dans les pommes, je lui porterai secours sans hésiter”, assure-t-il dans son bureau.
Religion et politique au ban
Le règlement établi par sœur Valentina interdit toute discussion sur la religion ou la politique. Non que quiconque ignore leur poids sur la vie des patients et des soignants, mais “ici, ce n’est pas le sujet”, dit l’Italienne. Elle-même n’a fait allusion à ses croyances qu’une fois, en parlant de l’impureté du sang avec un couple juif. “Pour nous catholiques, il représente aussi la vie à travers le sacrifice de Jésus. Comme une femme qui accouche, il a souffert pour offrir quelque chose de beau au monde !”
Au-delà des règles de l’hôpital il y a les sentiments. Et si certains couples juifs ont dû surmonter leur appréhension pour aller chez les “Arabes”, soigner des Israéliens juifs habitant parfois dans les colonies requiert aussi de faire abstraction du contexte ; c’est l’exercice délicat auquel Fatma se livre chaque jour. Cheffe des sages-femmes, elle vit dans le camp de réfugiés palestiniens de Deheisheh dans le district de Bethléem et en franchit chaque jour l’imposant checkpoint pour aller travailler. “Cela fait 16 ans que je mets des enfants au monde, mais ici, j’ai vraiment l’impression de contribuer au renforcement et à l’épanouissement des femmes. On leur rend leur liberté et moi, je me suis trouvée”, dit-elle lors d’une brève pause dans un bureau surchargé de dossiers en arabe et en anglais. Fatma n’a été vraiment rebutée qu’une fois, “lorsqu’un père est arrivé dans notre service en uniforme de l’armée israélienne. Mais quand je vois une femme, je vois une mère”, assure-t-elle, le regard grave derrière ses lunettes.
Cette vision a mis du temps pour imprégner toute l’équipe. Le premier couple israélien arrivé en novembre 2017 a reçu le même accueil chaleureux que n’importe qui d’autre, mais il y a eu quelques grincements de dents. “Peu à peu, la petite minorité de sages-femmes réticentes a dépassé le clivage identitaire pour ouvrir son cœur à ce que vivaient ces parents. La vie, la mort, la tendresse, ce sont des expériences universelles”, glisse sœur Valentina qui conclut, avant de repartir au chevet d’une mère, dans le doux bruissement de son voile : “Si Dieu ne nous a créés qu’en une seule humanité, c’est bien pour que l’on se rejoigne”.♦
Dernière mise à jour: 09/04/2024 14:10