Vous êtes familiers des séfarades, des ashkénazes et des mizrahim. Les judaïsmes réformé et orthodoxe n’ont plus aucun secret pour vous. Peut-être même connaissez-vous assez bien les haredim, ces juifs ultra-orthodoxes “Craignant-Dieu” si présents à Jérusalem. Mais avez-vous déjà entendu parler des juifs karaïtes ?
Courant religieux pour les uns, secte pour les autres, le karaïsme est fondé en Babylonie au début du VIIIe siècle par le sage perse Benjamin Al-Nahawendi. La première communauté karaïte, qui apparaît dans un contexte de bouillonnement intellectuel et de conquête de l’islam dans la région, est automatiquement rejetée par les différents courants juifs rabbiniques d’alors. Elle garde jusqu’à aujourd’hui des réminiscences de cette époque troublée : les gestes de prière des fidèles karaïtes, qui prient assis et à genoux sur d’épais tapis, tête couverte, ne sont pas sans faire penser à ceux des fidèles musulmans d’aujourd’hui.
Dans les siècles qui suivent le développement de sa communauté, le karaïsme s’étend au Moyen-Orient, dans l’Empire byzantin (actuelle Turquie) et en Europe de l’Est, notamment en Crimée et en Lituanie. Selon certaines sources, il aurait même pu être adopté par jusqu’à 40 % de la population juive mondiale, entre les IXe et XIe siècle. On compte aujourd’hui près de 30 000 fidèles karaïtes en Israël, répartis entre les villes de Ramleh, Ashdod et Beersheba, et 10 000 autres au sein de la diaspora.
Croyance en la loi écrite, rejet de la loi orale
Les fidèles karaïtes font remonter leurs origines au mont Sinaï et se considèrent comme les descendants directs de la lignée des premiers Hébreux. Pour la doctrine karaïte, les juifs rabbiniques (dont le courant est largement majoritaire en Israël et dans le reste du monde), sont des descendants des Pharisiens et auraient “dévié” de la Torah originelle, en ajoutant à la loi écrite une loi orale.
Ainsi, contrairement à leurs voisins du judaïsme rabbinique, les karaïtes considèrent le texte biblique comme source exclusive de leur foi, et rejettent la validité de la loi orale (le Talmud). La foi karaïte est basée sur la Bible écrite, qui comprend la Torah (aussi appelée Pentateuque), les livres des Prophètes et les écrits sacrés (Ketuvim). C’est cette dévotion à la seule Bible hébraïque, sans aucun ajout ultérieur, qui leur a valu le nom de “karaïtes” formé sur la racine kara lire, les karaïtes étant donc par excellence les “lecteurs” de la Bible. Il est par ailleurs inconcevable pour les fidèles karaïtes que la Torah écrite et le Talmud seuls soient les sources d’autorité du judaïsme, car il existera toujours des désaccords entre les juifs en matière d’interprétation. Les juifs karaïtes ne se réfèrent donc pas à l’autorité d’un rabbin mais appuient leur foi sur l’idée que chaque individu doit porter la responsabilité de son interprétation des textes et des actions qui en découlent. Les bonnes actions du fidèle, qui résultent de sa compréhension des textes, sont sa récompense.
Les karaïtes ont constitué au fil des siècles leurs propres traditions religieuses, qu’ils se sont transmises de génération en génération.
Les karaïtes ne se réunissent pas non plus en yeshiva (centre d’étude de la Torah et du Talmud). Ceux qui désirent étudier la Torah le font le soir chez eux ou prennent des cours au sein d’une synagogue de leur confession.
Et ce n’est pas tout : la Torah n’indiquant pas de règles précises quant à la manière de suivre les commandements (notamment en ce qui concerne les mariages, circoncisions, enterrements, ou encore l’abattage des animaux), les karaïtes ont constitué au fil des siècles leurs propres traditions religieuses, qu’ils se sont transmises de génération en génération.
Ainsi du shabbat, par exemple, durant lequel les juifs rabbiniques respectent l’interdiction de la halakha de manipuler un circuit électrique, tandis que les juifs karaïtes continuent, eux, de s’éclairer à l’ampoule.
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La place des femmes au sein de la communauté karaïte diverge également de celle du judaïsme rabbinique traditionnel. Se basant sur le verset de la Genèse : “Homme et femme, il les créa” -Gn 2, 27- les femmes de la communauté sont considérées comme égales aux hommes en droits et devoirs, et prennent une part active aux célébrations et à l’exercice du culte. Elles peuvent, à l’image de Séphora (femme de Moïse) avec son fils Gershom -Ex 4, 24-26- effectuer le rite de la circoncision. Leur témoignage devant les tribunaux religieux est également valide, et a la même valeur que celui d’un homme.
Les femmes de la communauté sont considérées comme égales aux hommes en droits et devoirs, et prennent une part active aux célébrations et à l’exercice du culte.
Mise à l’écart
Il existe à Jérusalem une communauté karaïte de 200 à 300 fidèles discrets, répartis en une poignée de synagogues. À proximité du Mur occidental, le quartier juif de la Vieille ville abrite le plus ancien des édifices encore actifs, la magnifique synagogue karaïte, véritable chef-d’œuvre du VIIIe siècle. Dans ce quartier emblématique, la présence karaïte est loin de passer inaperçue. Avi Yefet est le directeur du centre du patrimoine karaïte accolé à la synagogue. Né dans une famille juive karaïte originaire de Ramleh (21 km au sud-ouest de Tel Aviv), il décide en 2016 de s’installer dans ce quartier de Jérusalem. Aujourd’hui le quarantenaire se charge d’accueillir touristes et fidèles de passage. “La situation est difficile, en particulier avec les haredim, qui ne nous aiment pas beaucoup. Tous les juifs du quartier ne respectent pas cet endroit, ils n’aiment pas ceux qui ne pensent pas comme eux… mais en général avec les autres juifs cela va mieux, nous entretenons de bonnes relations”, explique-t-il, accoudé à son bureau.
Messianisme et chrétiens sionistes
Les karaïtes détonnent d’autant plus dans le quartier que, s’ils considèrent Jérusalem comme la ville sainte, le Kotel ne revêt à leurs yeux aucune dimension sacrée. “Les karaïtes ne vont jamais prier au Mur. L’endroit le plus sacré pour nous est le mont du Temple (site sur lequel se trouvait le Temple de Jérusalem, qui abrite aujourd’hui l’Esplanade des Mosquées). Et bien sûr nous souhaitons rebâtir le Temple, mais ça ce n’est pas dans les plans du reste des juifs. Parce que cela exigerait d’eux qu’ils changent leurs habitudes, leur manière de vivre leur foi. L’interprétation et la loi orale juives disent que lorsque le Temple sera rebâti, les juifs devront suivre les lois de la Torah. Je doute que ce soit ce qu’ils désirent”. Et Avi de continuer, un brin désabusé : “Pour être honnête, nous ne parlons pas entre nous de la reconstruction du Temple, parce que nous savons que le gouvernement israélien ne le fera pas. Nous continuons d’espérer et de prier pour que cela arrive, mais nous ne nous attendons pas à ce que le gouvernement actuel s’en charge. Mais avec un peu de chance, lorsque le Messie viendra, il montrera au reste des juifs la manière karaïte de rebâtir le Temple”.
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Ce serait justement cette dimension messianique du karaïsme qui attirerait aujourd’hui certains chrétiens de passage à Jérusalem. Le directeur du centre karaïte, en accueillant quotidiennement des touristes tombés (par hasard ?) sur sa synagogue, l’a remarqué. Parmi les visiteurs, beaucoup se présentent comme protestants évangéliques. S’ils sont également sionistes, ce qui est de plus en plus courant chez ces chrétiens, ils croient également que l’existence de l’État d’Israël est une avancée pour faire reconnaître Jésus-Christ comme Messie sur terre. Avi affirme même avoir vu plusieurs d’entre eux se convertir au karaïsme ces dernières années, même s’il ne saurait dire combien.
Oubliés de nombreux juifs, proches des musulmans par leurs rites de prières et proches des chrétiens évangélistes par leur doctrine, les karaïtes n’ont pas fini de nous surprendre.
LES GESTES DE LA PRIÈRE DANS LA BIBLE
La prière karaïte décomposée
1. Debout – “Ils doivent se tenir prêts chaque matin pour célébrer et louer le Seigneur, et de même le soir.” 1 Ch 23, 30
2. Prosternation – “Mais le Seigneur… est celui que vous devez adorer. Tu te prosterneras devant lui.” “C’est le Seigneur, […] c’est lui que vous devez craindre ; c’est devant lui que vous devez vous prosterner.” 2 R 17, 36 “De nouvelle lune en nouvelle lune, et de sabbat en sabbat, tout être de chair viendra se prosterner devant moi, dit le Seigneur.” Is 66, 23
3. Face au sol – “Mais eux tombèrent face contre terre.” Nb 16, 22 “Tout le peuple en fut témoin ; les gens tombèrent face contre terre et dirent : “C’est le Seigneur qui est Dieu ! C’est le Seigneur qui est Dieu !”” 1 R 18, 39.
4. À genoux – “Entrez, inclinons-nous, prosternons-nous, adorons le Seigneur qui nous a faits.” Ps 94, 6
5. Debout mains levées – “Levez les mains vers le sanctuaire, et bénissez le Seigneur.” Ps 133, 2
6. Debout mains écartées – “J’ai soif de toi comme une terre desséchée je veux te bénir, à ton nom élever les mains.” Ps 123, 1. 5
7. Yeux vers le ciel – “Vers toi j’ai les yeux levés, vers toi qui es au ciel.” Ps 122, 1
8. À genoux – “Tous les Israélites virent descendre le feu et la gloire de l’Éternel sur le temple. Ils s’agenouillèrent, le visage contre terre.” 2 Ch 7, 3
9. Inclination – “Tout le peuple, levant les mains, répondit : “Amen ! Amen !” Puis ils s’inclinèrent et se prosternèrent devant le Seigneur, le visage contre terre.” Né 8, 6
Dernière mise à jour: 11/03/2024 10:17