Aussi étonnant cela soit-il, rares sont les chercheurs à s’être intéressés aux peintures des colonnes de la basilique de la Nativité (voir encadré). Cela explique que les guides pour pèlerins – personnes ou livres – ne se soient pratiquement jamais donné la peine de les mentionner. À leur décharge, la crasse qui les recouvrait dissuadait même les plus fervents de prêter intérêt à ces témoignages du passé.
Le visiteur qui entre aujourd’hui dans la basilique ne peut plus l’ignorer, la partie supérieure des colonnes est couverte de peintures. Sur les vingt-quatre piliers centraux de la nef – douze de chaque côté – leurs couleurs tranchent avec le rosé de la pierre des colonnes et le marbre blanc des chapiteaux.
Trente-et-une, c’est le nombre de peintures sur vingt-huit des colonnes de la nef, puisque deux colonnes ont deux peintures. Elles ont été réalisées entre 1130 et 1169.
Le caractère hétéroclite des saints représentés surprend. Pourquoi avoir préféré aux piliers de l’Église que sont Pierre et Paul, les apôtres Barthélémy et Jacques ? Qui sont les saintes Fusca et Marine Marguerite ? D’où sort ce Vincent ? L’Église du Moyen Âge n’avait-elle pas de modèles de sainteté plus avérés que ces deux rois nordiques Olaf et Canute ?
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Une telle composition n’est comparable à aucune autre, c’est pourquoi les quelques historiens de l’art qui se sont penchés sur la question ont – pour certains – estimé que le choix avait dû être aléatoire. Peut-être les saints ont-ils été peints en ex-voto à la demande de quelques Croisés présents… ? Comme ceux qui se sont fait représenter en miniature aux pieds de saint Jacques ou de la Vierge de tendresse.
Il n’en reste pas moins qu’on peut classer ces figures en plusieurs groupes : les prophètes, les apôtres, les moines ascètes, les diacres et les évêques, les rois et les saints soldats, les femmes, sans oublier la femme par excellence, la Vierge Marie représentée à plusieurs reprises.
Un choix aléatoire ?
Pas étonnant que, dans l’église construite au-dessus du lieu de la naissance de Jésus, sa sainte mère ait une place d’honneur. Trois peintures la représentent, chacune reprenant un des canons de l’iconographie byzantine.
Sur la colonne 9, elle est la Vierge galaktotrophusa (allaitante) et représentée assise ; sur la colonne 26 elle est debout, Vierge glycophilousa ou Vierge de tendresse, tandis que sur la colonne 31, debout encore, elle montre le chemin, Vierge hodegetria.
Cinq peintures figurent des saints de l’Ancien et du Nouveau Testaments : au rang des prophètes Élie (20) et les corbeaux qui le nourrirent au désert (1R 17, 1-6). C’est le seul saint dont la représentation est scénarisée. Il est assis, le coude calé sur le genou du même côté, la main supportant sa tête tournée vers les corbeaux qui portent le pain (eucharistique) dans leur bec. En arrière plan, on voit un paysage de montagne.
À ses côtés (19), difficile de voir comme aléatoire la présence de l’annonciateur du Christ dans le Nouveau Testament et à qui les Écritures prêtent plusieurs traits de ressemblance avec Élie : Jean le Baptiste, vêtu d’une tunique de peau comme dans toute iconographie byzantine.Pour le Nouveau Testament on compte trois apôtres dont un est aussi évangéliste.
Barthélemy (25) tient dans une main un manuscrit en rouleau, tandis que de l’autre il bénit. De nombreuses églises en Italie ont des représentations de saint Barthélémy à l’époque médiévale. D’après Abel et Vincent, “il jouissait d’une grande popularité chez les Normands de Sicile et de Calabre”.
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À ses côtés (24), Jacques fils de Zébédée, le premier évêque de Jérusalem, qui tient à deux mains un gros livre. En dehors du cadre de la peinture, comme les autres sur fond bleu encadré de rouge, sont agenouillés en bas à gauche un homme arborant la fameuse coquille des pèlerins de Compostelle et à droite une femme. Peut-être ce couple est-il le donateur de la peinture de celui déjà vénéré en Europe sous le nom de
Santiago ?
Jean, le frère de Jacques est aussi à l’honneur (10). Il s’agit bien sûr de l’évangéliste, il porte son écrit dans la main gauche. Est-ce son statut d’évangéliste, le seul représenté des quatre, qui lui vaut d’être séparé des autres apôtres et peint sur une des colonnes du centre de la nef ? Plus rassemblés dans l’espace, on trouve les saints ascètes.
La vie monastique
Macaire de Scété en Égypte (1) vêtu d’une tunique de feuilles de palmiers tressées, est contemporain de son voisin saint Antoine (2), lui aussi originaire d’Égypte, considéré comme un des pères du monachisme. Ils sont accompagnés sur ce rang par saint Euthyme (3), originaire de Mélitène (Turquie), qui devint ermite dans le Wadi Qelt, entre Jéricho et Jérusalem.
Leur font face les saints Théodose (13) et Saba (14) originaires de Cappadoce (est de la Turquie). Saba, compagnon d’Euthyme, est le fondateur de plusieurs monastères. Son corps repose au monastère de Saint-Saba au sud-est de Bethléem.
On constate que les moines sont regroupés et proches de l’entrée comme pour accueillir les pèlerins. Plusieurs ont un lien direct avec la Terre Sainte et spécifiquement le désert de Judée où ils ont vécu, mais surtout, Antoine, Théodose, Euthyme et Saba sont connus pour avoir lutté contre les monophysites, ceux qui ne voulaient voir dans le Christ qu’une seule nature, la divine. Ainsi, dans l’église de la Nativité, lieu d’humanité par excellence, ces saints redisent ce que les mosaïques expriment en reprenant les premiers conciles : il y a deux natures dans la personne du Christ, la divine et l’humaine.
Devrait logiquement se trouver près d’eux Onuphre (colonne 21) ou Honfroy en français qui a donné le prénom anglais Humphrey. Lui aussi égyptien, la tradition veut qu’il ait vécu à Jérusalem une vie d’ermite et qu’un ange lui ait apporté chaque dimanche le pain et le vin eucharistiques. Comme Jean et Élie, il est fêté en été, tandis que les autres saints ascètes et anachorètes (qui se sont retirés du monde) sont fêtés en hiver.
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Après les moines viennent les évêques et les diacres. Saint Catalde (8) et saint Brasius (27), à la différence de tous les saints nommés jusqu’ici, font à nos yeux figures d’illustres inconnus.
Catalde, le seul des trois à être sur un des piliers centraux de la nef, est de toutes les peintures une des moins bien conservées. On distingue pourtant qu’il porte une chasuble, arbore le pallium et tient un bâton pastoral. Catalde était un moine irlandais venu en pèlerinage en Terre Sainte vers 665. À son retour il débarqua en Italie où il fit plusieurs miracles. Tancrède, le conquérant de Bethléem en 1099, avait pour lui une dévotion particulière.
À l’inverse de Catalde, Brasius est une des figures les mieux conservées ; reste néanmoins une interrogation sur son identité. Vincent et Abel lisent bien le nom de Brasius et dans le doute où les met le piètre état des colonnes qu’ils voient au début du XXe siècle, ils se demandent s’il ne s’agirait pas de saint Ambroise (de Milan). Kühnel lit bien également Brasius (comme nous aujourd’hui) mais décrit la vie de saint Blasius, Blaise. Si le culte de saint Blaise, martyr du IVe fut renouvelé par les Croisés qui rapportèrent de ses reliques dans de nombreuses villes d’Europe, faut-il privilégier Ambroise au motif que le troisième évêque représenté à ses côtés est Léon Ier dit le Grand et comme lui docteur de l’Église ?
Saint Léon (29) est lui aussi en très bon état ; comme son voisin, il porte une chasuble brun-rouge. Bien qu’il soit pape, et à la différence des deux autres évêques, ses épaules n’ont pas le pallium, ce qui tend à faire penser qu’il aurait pu être peint par un byzantin. Comme Ambroise a lutté contre l’arianisme rejeté par le premier concile de Nicée en 325 décrit dans les mosaïques supérieures, Léon, lui, lutta contre le monophysisme comme les ascètes déjà représentés. C’est son travail qui fut à l’origine du concile de Chalcédoine de 451.
L’un et l’autre saints ont aussi en commun de partager leur colonne avec une femme. La Vierge de tendresse pour Blasius et sainte Anne portant Marie assise dans ses bras.
États de vie
Après les évêques, les diacres : Stéphane (Étienne – 15) et Vincent (18). Le soin tout particulier avec lequel a été peinte la dalmatique du premier est assez impressionnant. Deux textes relient Étienne à Bethléem. Le premier en grec le décrit comme ayant rencontré les mages, l’autre, scandinave, comme servant d’Hérode qui aurait reçu la révélation et la signification de l’apparition de l’étoile du berger dans le ciel. La date de célébration de sa naissance au ciel, le lendemain de Noël, peut aussi l’avoir rendu “familier” à la ville.
Saint Vincent de Saragosse, son alter ego dans le service et le martyre, est surtout connu grâce à quatre homélies de saint Augustin. Cet Espagnol, saint patron des vignerons (en France) et des voyageurs par mer (au Portugal), est vénéré en Occident comme en Orient. Le style dans lequel il a été peint tranche singulièrement avec celui d’Étienne, bien que lui aussi soit revêtu de la dalmatique, de l’étole et porte un manipule. À comparer ces deux-là, il est évident que les colonnes ont été peintes par plusieurs artistes aux influences différentes.
Les deux diacres entourent deux saints rois et martyrs : le Norvégien Olaf (17) et le Danois Canute (16). Leurs représentations présentent beaucoup de similarités : tous deux sont couronnés, tiennent sceptre et bouclier et sont parés de manteaux laissant apparaître la contre-hermine.
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Olaf II Haraldsson né en 995, fut baptisé à Rouen en 1014 et mourut en 1030 après avoir achevé la conversion de son pays au christianisme. Mais il est aussi directement lié à la Terre Sainte jusqu’à porter le nom de Jorsalafarir (pèlerin de Jérusalem) bien qu’en réalité il ait dû rebrousser chemin lors de son pèlerinage sans jamais atteindre la ville sainte. Knut IV de Danemark naquit en 1040 et fut assassiné par ses rivaux en 1086. Il a beaucoup œuvré pour la conversion de son pays au christianisme.
Leur présence sur les colonnes de Bethléem témoigne en tous les cas de l’importance des pèlerinages chez les Scandinaves dès les premières années de la conversion de leurs nations. Face aux deux saints rois se tiennent deux saints soldats, Georges (4) et Léonard (5). Leurs représentations sont aussi opposées que celles d’Olaf et Knut étaient proches.
Saint Georges, martyr du IVe siècle né en Turquie, est représenté en soldat. Il tient dans une main la lance et dans l’autre le bouclier posé à terre. Sur sa tunique orangée, il porte une armure de cuir ocre et est ceint d’un collier de perles et de pierres précieuses. Georges est le saint protecteur de la Palestine et aurait sa tombe à Lod, ancienne Lydda, la commune de l’aéroport Ben Gurion.
Léonard selon la tradition naquit en France, fut converti et baptisé en même temps que Clovis par saint Rémi. Il est représenté dans une bure sombre. Dans la main droite repliée sur sa poitrine il porte une croix, dans la gauche, devant lui un court bâton pastoral en forme de tau. À ses pieds sont représentées des menottes et des chaînes. À proprement parler, Léonard n’était pas soldat, en revanche les Croisés lui vouaient un culte particulier pour les miracles prêtés au saint de son vivant auprès des prisonniers qu’il libérait de leurs chaînes. C’est à sa prière que Bohémond Ier d’Antioche le Grand, un des meneurs de la première croisade, fut libéré en 1103 après trois ans de captivité en Cappadoce aux mains d’un émir. Autant Georges est vénéré en Orient et en Occident, autant Léonard n’est connu que des seuls Occidentaux.
À côté d’eux, deux autres saints, inséparables dans les litanies de l’Église, les jumeaux Côme et Damien. Nés en Arabie, les deux médecins exercèrent ensemble leur science et leur charité en Cilicie (province du sud de la Turquie orientale). Ils moururent martyrs. L’un est revêtu d’un manteau rouge sur une tunique bleue et l’autre à l’inverse d’un manteau bleu sur une tunique rouge. Il est difficile de dire aujourd’hui ce qu’ils portent dans leurs mains repliées sur le buste. Côme et Damien sont les premiers saints orientaux à avoir été inclus dans le canon romain de la messe, et ce dès le IVe siècle, celui aussi de leur martyre vers 303 ou 310. Bien qu’il leur consacre six pages Kühnel est bien en peine d’élaborer une hypothèse sur les raisons de leur présence dans la basilique de la Nativité.
Les femmes à l’honneur
Le dernier groupe à présenter est celui des femmes. Elles sont au nombre de sept. Sur la double colonne 11-12 sont peintes les trois Marie : Marie-Madeleine, Marie Salomé et Marie Jacobée, présentes à la mort de Jésus et à sa Résurrection. Hélas, leur image est aujourd’hui, et malgré la restauration, presque totalement effacée.
Femme du Nouveau Testament encore, sainte Anne (28), mère de Marie qu’elle porte assise dans ses bras comme on voit souvent la Vierge Marie porter l’Enfant Jésus. D’après Kühnel, la dévotion à sainte Anne ne commença vraiment en Occident qu’à la fin du XIIe siècle et serait d’une certaine façon le fruit des croisades.
Autant ces figures féminines du Nouveau Testament nous sont familières, autant les autres femmes à avoir eu l’honneur des colonnes de Bethléem nous sont inconnues. Ainsi de Fusca (22) qui pour être peinte sur une des colonnes centrales, ne fait pas face à saint Jean l’évangéliste (10). Tandis que toutes les peintures sont orientées au nord ou au sud, Fusca est tournée vers l’ouest. Pour la représenter, l’artiste a largement utilisé la couleur naturelle de la pierre comme couleur secondaire à son manteau brun. Les drapés délicats de ses vêtements prennent ainsi des couleurs mordorées de bel effet.
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Le mouvement de ses mains et la lacune de peinture qui l’accompagne laisse penser qu’un objet aurait pu être effacé. Cela peut-il être l’épée de son martyre comme on la verra représentée ailleurs ou une croix comme la prochaine sainte ?D’après Kühnel, sainte Fusca serait inconnue des Orientaux. La tradition la fait pourtant naître en Lybie où elle connaîtra le martyre en 250 pour avoir refusé d’abjurer le christianisme qu’elle avait choisi. Une tradition qu’on trouve dans des manuscrits européens du Moyen Âge. Elle fut vénérée dans la lagune de Venise, sur l’île de Torcello où une église construite au XIe siècle lui est consacrée.
Quand on met la représentation de Fusca à côté de celle de Marine-Marguerite d’Antioche (30), les similarités de composition sautent aux yeux encore que les couleurs varient beaucoup. Marine c’est le nom inscrit en grec, Marguerite, celui inscrit en latin de part et d’autre de son auréole.
Ce sont ces deux noms que l’on trouve aussi sur la colonne 23, mais la peinture est complètement passée. C’est un cas unique de doublon dans la basilique de la Nativité. À moins qu’il ne s’agisse d’une autre Marine-Marguerite puisqu’il en existe au moins trois. Vierge, Marguerite d’Antiochemourut martyre sous le règne de Dioclétien, vers 305, pour avoir refusé d’épouser un certain Olybrius (on la comprend), gouverneur de son état. Une nouvelle fois, le lien avec la foi des Croisés est ténu.
Pour les historiens de l’art la question se pose en revanche de la foi et de l’origine des artistes. Toutes les tures ont une base iconographiques byzantines, mais elles introduisent ici ou là des éléments clairement occidentaux, comme pour les diacres le manipule, porté tantôt à droite comme d’usage, tantôt à gauche, erreur qu’un artiste occidentale n’aurait pas commise.
Au final, on sent bien deux écoles d’art mais qui auraient pu se croiser à Bethléem et donner naissance à un style propre à la Palestine du temps des croisades. À moins que ce ne soit des Byzantins qui aient un temps vécu en Europe et probablement dans le sud de l’Italie. À défaut de texte, on peut se perdre en conjecture, mais on ne peut plus se lasser de regarder les détails dès lors qu’on entre dans la basilique. Et pour votre prochaine visite, un bon conseil : munissez-vous de jumelles.
Des peintures et non des fresques
Si le mot fresque est utilisé ici ou là par mesure de commodité linguistique, il est techniquement inapproprié. Une fresque se caractérise par un revêtement de plâtre qui supporte le dessin. Sur les colonnes de la Nativité à Bethléem, la décoration est réalisée à même la pierre polie. La technique a ses avantages : elle est plus économique, mais surtout elle permet que les couleurs soient plus vives n’étant pas absorbées par le plâtre. En revanche, les risques d’érosion sont plus importants.
Il semble que la peinture utilisée ait été une peinture à l’huile, on attend des précisions des études en cours. Mais l’artiste de Bethléem a su jouer de la couleur de la pierre originale, comme d’une couleur dans la réalisation de ses dessins,
soit pour la peau des personnages, soit dans certains drapés. Un travail rendu possible du fait qu’il semble avoir esquissé à grands traits chaque saint avant de le coloriser.
Dernière mise à jour: 08/03/2024 15:20