Pour la première fois depuis 54 ans, les franciscains ont pu célébrer la fête du baptême du Seigneur dans la chapelle qu'ils avaient quitté en hâte en 1967 du fait de la guerre de six jours. En temps de pandémie, ce qui devait être une fête est surréaliste.
Seuls dans le désert.
Le vent du nord fait claquer les aubes des prêtres et les drapeaux de la Custodie de Terre sainte. Il n’y a d’êtres vivants que cette petite assemblée d’une quarantaine de personnes, qui assistent à une messe au milieu de la vaste plaine d’un beige poussière. C’est la première fois depuis le 7 janvier 1967 qu’on y célèbre la fête du baptême du Christ, que la tradition place là-bas, dans ce trait vert — la vallée du Jourdain. Au-delà, vers l’est, quelques églises parsèment les collines paresseuses. Plus loin, la montagne de Jordanie se perd dans une brume rêveuse.
Côté ouest, où nous sommes, la plaine est hérissée de clochers chancelants sur des bâtiments lézardés — huit chapelles construites par autant d’Eglises dans la première partie du XXe siècle. On les distingue à peine. C’est parfois un simple kiosque. Parfois une bâtisse carrée perdue dans la végétation. Quelques portails émergent de part et d’autre de murs oubliés. Seul le lieu de culte des franciscains a été restauré. Il se dresse, solitaire dans sa pierre ocre, derrière la petite assemblée. Il a une forme étrange. Il ressemble à une petite écueil coiffé d’un phare. De plain-pied se trouve un petit couvent de six pièces. Sur les côtés, on a construit une double volée d’escalier. A son sommet, en guise de fanal, on a ajusté un dôme sur huit colonnes. Comme le phare sur son écueil, cet oratoire est une emprise fragile, sans cesse battu par les éléments, mais qui tient bon — y compris face aux tempêtes de l’histoire, qui ont laissé sur la coupole une constellation d’impacts de balles.
La guerre des six jours est passée par là. En juin 1967, Israël triple son territoire en moins d’une semaine. A l’Égypte, il soustrait la péninsule du Sinaï. A la Syrie, il ravit le plateau du Golan. A la Jordanie, il enlève Jérusalem et la rive ouest du Jourdain. Le fleuve devient la frontière. De chaque côté, le moindre mètre est miné, le moindre bâtiment, piégé — il ne faudrait pas qu’il serve d’abri à d’éventuels combattants. Les petits oratoires entrent dans une longue hibernation.
Déminage
La rive Est s’éveille en premier. Suite à la paix signée entre l’Egypte et la Jordanie en 1994, le prince Ghazi de Jordanie, cousin du roi actuel, s’intéresse à l’endroit. Il vient de finir une thèse de littérature à l’université de Cambridge sur le fait de tomber amoureux, en s’appuyant sur Don Quichotte, le Rouge et le Noir et Madame Bovary. Le tout nouveau docteur explore les lieux, guidé par un franciscain. Des fouilles révèlent des ruines romaines. C’est sur cette rive que la tradition byzantine situe le baptême. Des églises ont été construites au VIe siècle, avant que le lieu ne soit abandonné suite aux invasions perses puis arabes. Le prince Ghazi fait déminer puis aménager le site, qui ouvre aux pèlerins en 2002. Ils se pressent en nombre. Une douzaine d’églises se construisent côté jordanien.
Au tour de la rive Ouest. Dans les années 2008-2010, Israël démine et aménage une étroite bande de terrain appelé de ce côté-là Qasr al-Yahud, « la forteresse du juif ». Les pèlerins arrivent, de plus en plus nombreux — 875 000 personnes en 2019, la meilleure année, selon le ministère du tourisme.
Entre-temps, Halo trust, une agence britannique de déminage, propose d’enlever les pièges explosifs. C’est un projet long et difficile, moins à cause de la nature du terrain que la variété des acteurs. Côté Ouest, le site du baptême se trouve en Zone C, territoire palestinien administré par les Israéliens. Ronen Shimoni, responsable de l’opération, suggère que le terrain miné se trouvait plus du côté politique. Mais le projet est lancé en 2018. « En termes de minage, c’était un champ plutôt classique. Il y avait des mines antipersonnel, anti tank, des munitions non explosées, et des pièges explosifs. J’ai été très heureux de travailler sur ce chantier, et de voir les Églises reprendre possession des lieux. Ça justifie tous nos efforts », dit Ronen Shimoni. Près de 1 300 de ces engins de morts sont détruits, une surface de 410 000 mètres carrés nettoyée — un peu moins que la superficie du Vatican.
Figé dans le temps
Les démineurs entrent dans la chapelle franciscaine. Ce sont eux qui découvrent le livre indiquant la date du 7 janvier 1967, soigneusement notée par les prêtres de l’époque. Je rencontre à nouveau le frère Stéphane qui, comme lors de la messe de Noël, m’éclaire sur les tribulations de l’édicule : « L’endroit était resté figé dans le temps. Dans le petit couvent sous la plate-forme, il y avait toujours un portrait de Paul VI. Nous sommes entrés en chantant le Te Deum, qui signifie la prise de possession liturgique des lieux. »
Dans l’homélie, Francesco Patton (fameux nom, pour un prêtre, me dis-je. Manquerait plus qu’un père Montgomery au patriarcat latin, me dis-je), le custode de Terre sainte, dit : « Ce lieu, qui s’était transformé en zone de guerre, en champ de mines, est redevenu une zone de paix, un champ de prières. »
La dernière tempête, pour le site du baptême, a soufflé en 2020 — l’épidémie de Coronavirus. Alors que ce territoire venait d’être libéré de ses mines, la contamination, les confinements et les quarantaines empêchent les pèlerins de venir. La messe, qui inaugurait symboliquement le retour sur les lieux, a été strictement interdite au public par les autorités israéliennes.
La célébration se termine. Les frères se dirigent en procession vers le Jourdain. Un petit autel, au bord du fleuve, est parfaitement aligné dans l’axe Est-Ouest. Autour, tout est prêt — un grand toit protège du soleil, des gradins descendent dans l’eau. A trois brasses, sur l’autre rive, le site jordanien, construit en bois ; derrière, une église à la coupole dorée émerge de la végétation. Il y a vingt ans, ces berges étaient vierges, ou presque. Elles ont encore un peu de répit.
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