Lorsqu’en 1958 Antonio Barluzzi quitte définitivement Jérusalem, c’est un homme fatigué, physiquement éprouvé et plein d’amertume car son projet pour la basilique de Nazareth n’a pas été retenu. Pourtant il avait de quoi être très fier de ce qu’il était parvenu à réaliser en près de cinquante ans, au milieu de mille difficultés. Barluzzi rentre à Rome avec des caisses de dessins et de documents dans lesquels se racontent sa vie et ses passions tourmentées.
Pourquoi partir d’une triste fin pour faire mémoire d’Antonio Barluzzi ? Probablement parce que ce final mélancolique et contrasté est en partie responsable de l’oubli dans lequel pendant longtemps sont tombées ses œuvres. Mais le voile a été heureusement levé au XXIe siècle après une dizaine d’années d’études universitaires, de publications, de colloques et d’expositions.
Antonio Barluzzi naît à Rome en 1884 dans une famille nombreuse de la bourgeoisie romaine, plutôt traditionaliste et conservatrice. “L’incertitude m’agite et m’angoisse” écrit-il tout jeune alors qu’il cherche des réponses à ses questions dans la foi et la religion. Cet état d’âme inquiet, insatisfait l’accompagnera toute sa vie, émergeant de manière douloureuse aux moments où il se sent incompris, en particulier durant ses dernières années.
Barluzzi obtient un diplôme d’ingénieur en 1907 et commence immédiatement à travailler à Rome, avant de se transférer à Jérusalem en 1912, en compagnie de son frère, pour collaborer au projet et à la construction de l’hôpital italien. Les deux frères, dans le sillage du courant néo-médiéviste et pour célébrer les traditions italiennes, s’inspirent de monuments de renom, en particulier des constructions toscanes, dont le Palais Vecchio de Florence mais aussi l’hôtel de ville de Sienne.
“L’incertitude m’agite et m’angoisse” écrit-il tout jeune alors qu’il cherche des réponses à ses questions dans la foi et la religion. Cet état d’âme inquiet, insatisfait l’accompagnera toute sa vie, émergeant de manière douloureuse aux moments où il se sent incompris, en particulier durant ses dernières années.
Revenu en Palestine à la fin de la guerre, après son service militaire en Italie, il lui est proposé par le custode de Terre Sainte, le père Ferdinando Diotallevi, de concevoir et édifier les églises du mont Thabor et de Gethsémani, constructions rendues possibles notamment grâce à des souscriptions internationales ; une charge qui lui apporta un grand bonheur et une grande force d’âme dans la mesure où il considérait la construction de sanctuaires comme la vraie mission de sa vie.
L’élévation de la basilique de la Transfiguration sur le mont Thabor dura cinq ans (1919-1924) même si la réalisation du projet fut bien plus longue puisqu’elle avait déjà commencé avant la guerre dans le cadre d’une mission confiée à son frère, Giulio. Cette expérience esthétique le voit avec le père Diotallevi à la recherche d’un style et d’une forme pouvant représenter une proposition globale capable de donner un sens unifiant aux nombreuses œuvres que la Custodie de Terre Sainte s’apprêtait à réaliser. Les projets devaient être intimement liés aux lieux sacrés en prenant en considération les traces archéologiques et en rendant évidentes les caractéristiques de la spiritualité franciscaine sur les lieux de l’Évangile. Les deux œuvres étaient très complexes également pour des motifs politiques et financiers mais entre le père Diotallevi et l’architecte Barluzzi s’était développée une syntonie culturelle qui rendait leur action déterminée.
Les années fastes
À l’architecte ne manquait certes pas l’habileté pour organiser le chantier et diriger les travaux. Le mont Thabor était isolé, la route pour y parvenir faisait elle-même défaut et l’eau devait être acheminée en citernes transportées à dos de mulet.
C’est l’église de Saint-Siméon stylite, sise dans les environs d’Alep, qui inspira son projet tant à cause de l’importance accordée à la Transfiguration dans le cadre de la liturgie syriaque que parce que les trois tentes, symbole du récit évangélique, pouvaient être bien représentées par la triple partition de la façade de l’église paléochrétienne que l’architecte reprit pour sa basilique. L’iconologie de la décoration intérieure revient au père Diotallevi qui confia les mosaïques à Rodolfo Villani et les vitraux à Cesare Picchiarini. Au-delà des choix architecturaux, deux éléments caractérisent les travaux et la grande maîtrise de Barluzzi : sa sensibilité au paysage et une forte charge poétique accordée à la lumière identifiée comme ascèse.
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Au cours de cette même période 1919-1925, il entame la construction de la basilique de Gethsémani, au pied du mont des Oliviers, là où eut lieu l’Agonie du Christ. L’œuvre achevée montre de manière particulière ce que l’architecte entendait par architecture symbolique, en l’occurrence la représentation du Christus dolens et triumphans. La souffrance de Jésus et sa douleur sont représentées par une construction d’inspiration byzantine qui évoque l’église primitive avec douze petites coupoles. La gloire elle, est signifiée par l’architecture de la façade, inspirée des arcs de triomphe romains.
L’intérieur du sanctuaire est plongé dans la pénombre et la mélancolie sous l’effet de dix grandes fenêtres en plaques de marbre perforées et translucides, entrecoupées de verres épais opalescents en huit tonalités de violet, toujours œuvre de Cesare Picchiarini.
Au-delà des choix architecturaux, deux éléments caractérisent les travaux et la grande maîtrise de Barluzzi : sa sensibilité au paysage et une forte charge poétique accordée à la lumière identifiée comme ascèse.
Cette basilique fut plus coûteuse que prévu et les décorations intérieures furent réalisées sur plusieurs années, ce qui provoqua des tensions d’autant plus qu’entre-temps était arrivé un nouveau custode, le père Aurelio Marotta, avec lequel Barluzzi était moins en phase. Les tensions survenues à propos de l’achèvement de la basilique de Gethsémani et de son coût final freinèrent ses projets. Lui furent néanmoins confiées la construction de la petite église franciscaine de Jéricho et la restauration de l’église de la Flagellation, qu’il commença en 1928 ; il fit réaliser à l’intérieur, dans le chœur, trois grands vitraux en arc et une coupole avec mosaïque comprenant une couronne d’épines et des fleurs transparentes de grande qualité artistique réalisées par Cesare Picchiarini et Duilio Cambellotti.
Suivit une période de stagnation en matière de construction des sanctuaires en Palestine qui durera jusqu’à la moitié des années 1930. Antonio Barluzzi accepta alors une série de travaux à Amman. Il écrit en 1930 : “Dans l’attente qu’arrivent ici les décorations pour la Flagellation, je me suis consacré à finir l’hôpital d’Amman, en Transjordanie, et je dois confesser que j’ai le défaut de me jeter la tête la première dans les travaux que j’entreprends pour en voir au plus tôt la fin”. Il s’agit de deux hôpitaux – l’un à Amman et l’autre à Kérak près de la rive jordanienne de la mer Morte.
À la même période, toujours dans la capitale jordanienne, il dessine les plans de l’église gréco-catholique. Il se rend également à Beyrouth pour la construction du patriarcat arménien-catholique. Pour cet édifice, il cherche son inspiration dans le style traditionnel arménien, caractérisé par des scansions géométriques, des couvertures coniques tant des tambours que des clochers, des niches en forme de dièdres et des éléments décoratifs triangulaires déterminés par des structures de construction à pente.
Nouveaux travaux
Au début des années 30 Barluzzi séjournait souvent sur le lac de Tibériade, dans une propriété de l’Association Nationale de Secours des Missionnaires Italiens (ANSMI), qui lui avait confié la réalisation de l’hôpital de Jérusalem. Cette même association lui propose en 1935 de construire l’église des Béatitudes. La configuration du projet prend en compte, comme toujours chez lui, des précédents historiques, dans ce cas le XVe siècle toscan ; il simplifie cependant toute la structure afin de se concentrer sur la recherche de la sérénité et de la paix qui émanent du récit évangélique mais probablement aussi par un besoin propre d’harmonie après le caractère dramatique de la conception et de la construction de la basilique de Gethsémani. En référence aux huit Béatitudes du Christ, l’église est octogonale et l’intérieur est très clair et sans décoration. Tout l’édifice est entouré d’un portique qui permet de jouir, à l’abri de la chaleur, du merveilleux paysage lacustre.
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À l’arrivée d’un nouveau custode, le père Alberto Gori, lui parvient la commande du sanctuaire de la Visitation au lieu où la tradition place la rencontre entre Marie et Élisabeth.
L’exil était désormais achevé : “Les sanctuaires reviennent entre mes mains de manière imprévue” écrit-il. Il se transfère à Aïn Karem, où il réside durant les travaux qu’il suit au jour le jour en compagnie du père Bellarmino Bagatti qui s’intéresse aux découvertes archéologiques et à la conception iconographique. Probablement au cours de cette période, il quitte le studio professionnel de Jérusalem et adopte un style de vie toujours plus monacal, vivant dans les environs de ses chantiers. Dans le monde la situation s’assombrit. Elle est marquée par la révolte arabe, la Deuxième Guerre mondiale et le conflit israélo-arabe.
Durant la guerre Antonio Barluzzi rentre en Italie et travaille aux dessins de la basilique de l’Annonciation de Nazareth, qu’il estimait devoir être l’œuvre la plus importante de sa vie.
Revenu en Terre Sainte, il est repris par de fortes mélancolies. En 1953 en effet son frère Giulio était mort et lui-même avait perdu l’usage d’un œil. Il ne cesse cependant pas de travailler, commençant l’austère édifice dédié à Lazare, à Béthanie, et construisant les petites églises du Champ des Bergers à Bethléem et du Dominus flevit sur la pente du mont des Oliviers, deux constructions complètement originales et chargées de symbolisme.
Pour Antonio Barluzzi, la vie fut toujours une recherche de purification de l’âme qui lui permit de se dédier pleinement à la vie spirituelle, un désir d’ascèse qui le fit beaucoup souffrir mais lui fit connaître des moments de grande intensité créative, transformant ses sentiments en formes achevées.
BIBLIOGRAPHIE
Un livre pour les italophones
Titre : Antonio Barluzzi, Architetto in Terra Santa
Auteur : Giovanna Franco Repellini
Éditeur : Edizioni Terra Santa
Collection : Arte-Archeologia
Langue : Italien
Année : 2013
ISBN : 97 88 86 24 01 920
Dernière mise à jour: 03/04/2024 10:36