À l’occasion de son centenaire, Terre Sainte Magazine a demandé au frère Frédéric Manns un article retraçant la figure de Jésus telle que l’archéologie nous la fait découvrir tout au long du siècle écoulé. Il en résulte un long article que nous publierons en épisodes suivant une ancienne tradition de la revue La Terre Sainte.
Episode 1/5 : Jésus, charpentier juif d’une ville romaine
La recherche du Jésus de l’Histoire commencée par H.S. Reimarus en 1725 est arrivée à sa quatrième phase (voir encadré). Récemment E. Baasland a proposé une nouvelle approche du problème du Jésus historique.
Après l’impasse de la troisième étape de la recherche, il pense qu’il est temps de passer à la quatrième phase. Les tenants de la troisième étape qui avaient intégré la littérature apocryphe chrétienne dans les sources, présentaient Jésus soit comme un maître de sagesse cynique, voire un paysan galiléen animant la rébellion des pauvres contre l’hellénisation d’Israël (J. D. Crossan, B. Witherington), soit comme un juif marginalisé (J. P. Meier, Gesa Vermès), soit comme un prédicateur de la restauration d’Israël (E. Sanders, P. Fredrichsen), voire un charismatique itinérant (M. Borg) ou un militant du changement social (Gerhard Theissen). Pour éviter ce relativisme il faudrait partir d’une définition de l’Histoire universellement acceptée. Un travail sur le Jésus de l’Histoire devrait pouvoir accueillir l’assentiment de tout historien, confessionnel ou non, athée ou réfractaire au fait religieux. Pour cela l’archéologie et l’anthropologie devraient recevoir droit de cité en exégèse.
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Les théories allemandes de J. J. Wettstein qui cherchait le milieu hellénistique des Évangiles sont aujourd’hui très nuancées, voire abandonnées au profit d’une enquête sur le milieu juif. Le fait que les Évangiles aient été écrits en grec ne signifie nullement qu’ils proviennent d’un milieu hellénistique. La langue grecque était nécessaire pour leur assurer une plus grande diffusion.
“Je ne connais aucun chercheur important qui doute du personnage historique de Jésus, affirme E. Meyers, archéologue de l’université Duke. On pinaille sur des détails depuis des siècles, mais aucune personne sérieuse ne met en doute son existence”
Chaque année les archéologues ajoutent de nouvelles découvertes, les dernières en date étant la bague en bronze avec l’inscription Pilatos provenant de la forteresse Hérodium au sud de Bethléem et les fouilles récentes de la tombe de Lazare à Béthanie où deux ossuaires non encore identifiés ont été découverts dans le tombeau de Lazare. Le père Marie-Joseph Lagrange, fondateur de l’école biblique de Jérusalem, exigeait des chercheurs deux critères qu’il résumait ainsi : Monuments et Documents. L’étude des sources littéraires doit éclairer les découvertes archéologiques.
Les textes du Nouveau Testament sont les traces les plus sûres du passage de Jésus sur terre. “Je ne connais aucun chercheur important qui doute du personnage historique de Jésus, affirme E. Meyers, archéologue de l’université Duke. On pinaille sur des détails depuis des siècles, mais aucune personne sérieuse ne met en doute son existence”. Certes, les miracles qu’on lui attribue sont difficiles à appréhender pour certains esprits critiques. Ce n’est pas une raison pour conclure que la vie de Jésus de Nazareth relève de la mythologie. Une approche rationaliste bornée du personnage est aujourd’hui dépassée.
Un travail sur le Jésus de l’Histoire devrait pouvoir accueillir l’assentiment de tout historien, confessionnel ou non, athée ou réfractaire au fait religieux. Pour cela l’archéologie et l’anthropologie devraient recevoir droit de cité en exégèse.
Le musée archéologique d’Israël expose les principales découvertes concernant la période d’Hérode le Grand : y figurent les fouilles de l’Hérodium, forteresse hérodienne au sud de Bethléem qui devait accueillir sa sépulture, les fouilles de Césarée maritime, avec la célèbre inscription de Ponce Pilate, les nombreuses inscriptions Legio X Fretensis qui attestent la présence de la dixième légion romaine, le crucifié de Give’at Mivtar, les fouilles de la partie sud du Temple de Jérusalem, les objets provenant du musée Wohl dans le quartier hérodien de la Vieille ville, les découvertes de la maison de Qatros appelée encore la maison brûlée, les lampes à huile hérodiennes ainsi que de nombreuses monnaies en usage au premier siècle.
L’exemple de Sepphoris
Pour parler du Jésus historique la plupart des archéologues privilégient la Galilée qui fut le cadre de sa jeunesse et de son apostolat. Jésus est qualifié de “Galiléen” en Mt 26, 69 et ses disciples sont appelés “hommes de Galilée” en Ac 1, 11. Même l’empereur Julien, dit l’Apostat, termina ses jours en s’écriant : “Tu as vaincu, Galiléen”. Ce fut l’intuition d’Ernest Renan que la Galilée, véritable “cinquième évangile”, avait été la patrie authentique du christianisme. Pour S. Freyne, le grand spécialiste de cette région, les textes littéraires (l’Autobiographie de Flavius-Josèphe et les Évangiles) sont des témoins éloquents des tensions sociales entre les villes hérodiennes, foyers de romanisation modérée, et les campagnes, “restées fidèles à Jérusalem et à l’univers symbolique de son lieu de culte”.
Des chercheurs avaient lancé l’idée que l’influence de la culture gréco-romaine avait façonné un Jésus moins juif et plus cosmopolite, héraut de la justice sociale. En 1991 un ouvrage de J. D. Crossan fit sensation. Sous le titre The Historical Jesus, il défendait que le véritable Jésus fut un sage itinérant, dont les paroles subversives et le style de vie, à contre-courant des mœurs de son époque, résonnaient étrangement avec la façon de vivre des philosophes cyniques qui avaient leur académie à Gadara. Ces derniers ne respectaient aucune convention sociale, comme le souci de rester pur, ou la quête de la richesse et du pouvoir.
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Crossan se fondait sur les découvertes archéologiques révélant que la Galilée, longtemps décrite comme une enclave juive isolée, était bien plus urbanisée et romanisée à l’époque de Jésus que les exégètes ne le croyaient, et, d’autre part, sur le fait que le domicile de Jésus se trouvait à Nazareth, à quelques kilomètres de Sepphoris. Les Évangiles ne mentionnent jamais la ville, mais le programme de reconstruction lancé par le tétrarque Hérode Antipas a pu attirer des artisans qualifiés des villages alentour. Il est logique de penser que Jésus, jeune charpentier (tekton) vivant près de Sepphoris, aurait pu y travailler. L’historien Flavius-Josèphe nous informe qu’en 55 av. J.-C. le gouverneur de Syrie Gabinius, avait fait de Sepphoris la capitale de la basse Galilée. En 4 av. J.-C., après la mort d’Hérode le Grand, le général romain Varus conquit la ville et vendit ses habitants comme esclaves. La Galilée passa alors sous le contrôle d’Hérode Antipas qui rebâtit et fortifia la ville. Le théâtre construit durant la seconde moitié du premier siècle pouvait contenir jusqu’à 4000 places. L’aqueduc taillé dans le rocher montre que les besoins en eau étaient considérables. Le cardo et les voies principales de la ville conservent encore les traces des chars. Les villas ornées de mosaïques témoignent du niveau de vie élevé de l’aristocratie locale.
E. et C. Meyers qui ont fouillé le site depuis trente-trois ans ont découvert un quartier juif dans la capitale. “Pour parvenir à ces maisons, nous avons dû creuser à l’emplacement d’un bivouac de la guerre de 1948, avec notamment un obus syrien non explosé. Et, sous la terre, nous sommes tombés sur des mikwaot”.
Trente de ces bains rituels juifs parsèment un quartier de Sepphoris. Outre la vaisselle en pierre exigée par les lois de pureté rituelle, les bains de purification prouvent que cette ville d’une province de la Rome impériale était demeurée en partie juive au temps de l’adolescence de Jésus. Ces découvertes ont conduit les exégètes à réviser leur opinion : “grâce à l’archéologie, on est passé du Jésus l’hellénisant cosmopolite au Jésus le Juif pratiquant – un changement considérable”, affirme C. Evans, spécialiste des origines du christianisme. On sait par ailleurs que les Évangiles synoptiques ont recours au mot grec hypokritès “acteur”, dans sa signification secondaire d’“hypocrite”, notamment en Mt 6, 16-18, où Jésus recommande de ne pas agir, lorsqu’on jeûne, “comme les hypocrites” qui “cachent leur vrai visage”. R. A. Batey a vu dans le recours à ce terme un indice de la familiarité de Jésus avec les représentations des tragédies représentées au théâtre de Sepphoris, “la perle de la Galilée”. De même la parabole de Jésus qui parle du juge consulté par une veuve s’explique mieux à Sepphoris qu’à Nazareth où il n’y avait pas de juge.
Enfin J. Dunn dans son livre Jesus Remembered a souligné l’importance de la mémoire et de l’oralité dans les textes anciens. Le premier oralisant ne fut pas un évangéliste, mais Jésus qui ne semblait pas se soucier d’écrire quoi que ce soit. L’oralité était moins un risque qu’une richesse pour ses disciples. Elle oblige à faire confiance aux traditions anciennes souvent confirmées par l’archéologie.
À LA RECHERCHE DE JÉSUS
Les trois premières phases
La quête du Jésus historique est une recherche historiographique qui étudie la vie de Jésus de Nazareth en tant que personnage historique. Dans tous les cas, la recherche se base sur les textes et sur les recherches historiques.
On distingue en général trois “quêtes” ou phases. La première – appelée également “quête libérale” et commencée au XVIIIe siècle – a consisté à reconstituer une “vie de Jésus” en tant que figure importante de la spiritualité humaine, en la débarrassant des dogmes chrétiens.
Une deuxième quête s’est engagée dans les années 1950, distinguant le “Jésus historique” (ce qu’on peut dire de Jésus sur la base des sources disponibles et des méthodes historico-critiques) et le “Jésus réel”.
Enfin on parle d’une troisième quête, commencée au milieu des années 1980, qui a visé à replacer Jésus dans le contexte religieux, social, économique et politique
du judaïsme du Ier siècle.
Dernière mise à jour: 02/04/2024 11:53