Encre et parchemin : selon Kalman Gavriel Delmoor, pas de meilleure manière d’évoquer l’art de la calligraphie qu’à travers ses deux composants radicalement différents. “Le parchemin appartient au monde de l’intention avec son potentiel infini. L’encre au contraire relève entièrement du monde de la fonction ; pour celle-ci, seules comptent couleur, durabilité et beauté”, déclare cet homme de 32 ans dont l’univers artistique s’incarne en lettres soigneusement tracées sur du parchemin casher. La calligraphie d’un rouleau de la Torah, soumise à des règles canoniques extrêmement strictes, exige selon lui deux qualités : “Détermination et dextérité”.
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Kalman inspire profondément, plonge la plume dans l’encre d’un noir profond. Sur le temps d’expiration, la main du copiste barbu inscrit un trait précis sur le parchemin. Le secret de la légèreté du tracé de la plume sur la surface rêche du support réside dans des dizaines de milliers d’heures de pratique. “Les lettres sont une fenêtre sur le monde, une sorte de code”, déclare le scribe. Selon lui, chaque caractère recèle un monde caché, seule leur association en dévoile toute l’histoire. Ainsi le caractère hébraïque het libère la puissance d’un niveau d’énergie supérieur et d’une conscience plus profonde, explique-t-il. La lettre yud nous relie à l’infini, à la Création dans son unité, “les pieds solidement ancrés au sol et la tête dans le ciel”. Hé pour sa part contient le souffle divin qui porte nos pensées, nos paroles et nos actes, et donc toute notre empreinte sur l’univers ; nommé selon le mot “porte” en hébreu, le caractère dalet assurerait l’accès à la Vérité.
L’artiste religieux n’est pas seulement séduit par la beauté des caractères hébraïques, mais aussi par leur essence divine : “Dieu a créé le monde à l’aide de l’alphabet hébreu, la création est née de lui, ces lettres constituent en quelque sorte son ADN”. La Torah elle-même serait une sorte de code : “Ne manquerait-il qu’une seule lettre, tout l’ensemble serait compromis. C’est une exigence d’intégrité !”
Kalman est Sofer STaM, ce qui dans le judaïsme désigne ces hommes formés à calligraphier des textes bibliques pour un usage rituel. En hébreu Sofer signifie scribe ou expert-calligraphe, STaM étant un acronyme pour Sefer Torah (rouleau de la Torah), Tefillin (phylactères) et Mezouza (boîtier fixé sur un montant de porte) – destinations principales des textes sacrés que le Sofer calligraphie : “La Torah valant pour la communauté, la mezouza (que nous fixons sur nos maisons) pour nos propriétés, les tefillin (que nous portons pour la prière ou l’étude de l’Écriture), pour le corps ; tout ceci est ainsi sanctifié”, explique Kalman.
Grandi aux États-Unis dans le milieu du judaïsme orthodoxe, il n’avait que peu d’espace à consacrer à son amour des caractères et à la créativité en calligraphie. “Je suppose que j’étais une sorte d’artiste contrarié”, dit-il avec humour. Tout a commencé lors d’une année de césure en Israël, suivie d’études dans une yeshiva et du service militaire. Aujourd’hui ce juif ultrareligieux a réussi à allier, sous sa signature de Kalman, le monde de la Torah et son penchant artistique. Il est essentiel pour l’artiste d’être reconnu comme copiste certifié par le Rabbinat. “C’est très important pour moi de savoir que je relève de ce statut”, dit-il, puisqu’il oriente désormais toute sa pratique dans le champ de la loi juive. “Je n’invente rien, je me saisis de textes et de concepts et je les présente sous une forme esthétique”.
L’activité d’écriture réclame du copiste une précision absolue : un caractère supplémentaire ou manquant, et c’est tout le rouleau qui est inutilisable. Il est permis dans une certaine mesure de gratter au couteau et de réécrire des caractères mal formés, mais si l’erreur porte sur le nom de Dieu, tout l’ouvrage est caduc.
La halakha (loi rituelle juive) impose des règles strictes préalables à la réalisation d’un rouleau de la Torah : d’abord le scribe doit lui-même être un juif pieux, “un mot lourd de sens, dit Kalman, que je pourrais peut-être expliquer par un exemple : un homme pieux est quelqu’un qui, même seul, agit comme il agirait en présence d’autres personnes, car Dieu est toujours présent”. La pureté rituelle est une autre condition exigée du calligraphe. L’usage du mikvé (le bain rituel juif) fait donc partie du quotidien de Kalman.
Pureté rituelle
L’activité d’écriture réclame enfin du copiste une précision absolue : un caractère supplémentaire ou manquant, et c’est tout le rouleau qui est inutilisable. Il est permis dans une certaine mesure de gratter au couteau et de réécrire des caractères mal formés, mais si l’erreur porte sur le nom de Dieu, tout l’ouvrage est caduc. “Un rouleau de la Torah comportant moins de 50 caractères retouchés est considéré comme une excellente réalisation”, précise Kalman ; or les occasions d’erreur sont innombrables : un rouleau complet représente 304 805 caractères.
On écrit avec une encre organique sans aucun composant métallique. Le parchemin, issu d’animaux “purs” spécialement élevés dans ce but, est travaillé à la main ; ses différents pans ne sont cousus ensemble qu’à la toute-fin du travail.
Un Sofer STaM n’inscrit pas des passages de textes, de versets, des lignes ou des mots : “Nous traçons chaque caractère pour lui-même, déclare Kalman, afin d’éviter les erreurs mais aussi parce que chaque lettre a son importance. De nombreux copistes prononcent chaque lettre à haute voix avant de la tracer, ou au moins la visualisent”.
Un acte méditatif
La conformation des caractères n’est pas laissée à l’appréciation du calligraphe, pas plus que l’ordre des tracés. Et la notion de piété du copiste revêt ici un aspect précis : “Une réalisation apparemment parfaite peut ne pas l’être, si quelque chose a manqué dans son exécution ; est en jeu le degré de confiance dans le scribe lui-même, car à ce stade un calligraphe “impie” pourrait faire illusion”. Or l’exigence sans doute la plus compliquée à atteindre, parce que difficile à quantifier ou à vérifier auprès du scribe de la Torah, réside ailleurs : “Lors du travail d’écriture, nous nous concentrons exclusivement sur ceci : tout le processus doit aboutir” ; ce qui se traduit par le terme hébreu Kavana qui englobe rien moins que la ferveur, l’abnégation et le recueillement, l’engagement du cœur et de l’âme dans l’événement – donc des notions très peu présentes par ailleurs dans la législation religieuse juive, qui considère davantage les actes que les motivations. “C’est justement parce que l’intention est une notion si abstraite que nous l’exprimons si clairement, explique Kalman. Copier la Parole de Dieu devient ainsi un acte méditatif très puissant”.
C’est d’abord cette disposition intérieure qui s’oppose au principe d’une saisie mécanique ou d’une impression d’un rouleau de la Torah, mais pour Kalman, il y a une autre raison : “L’écriture manuscrite, dit-il, conserve aujourd’hui toute sa pertinence car elle est liée à toute une échelle de valeurs. Il n’en va pas d’un livre électronique de plus, mais d’un objet sacré. Kaddosh, le mot “saint” en hébreu, dérive de la notion de “séparation” ou de “mise à part”. Cette séparation entre le profane et le sacré est essentielle”, déclare le scribe. La réalisation d’une copie de la Torah par chaque croyant à son propre usage fait partie dans le judaïsme des 613 mitsvot, qui désignent les commandements et interdits de la Loi. Celui qui ne peut pas accomplir lui-même ce devoir religieux peut le confier à un copiste expérimenté. Il peut aussi utiliser la possibilité d’inscrire l’une des dernières lettres au manuscrit quasi-terminé, car un rouleau de la Torah reste traditionnellement inachevé jusqu’au moment où les douze derniers caractères sont tracés par quelques invités d’honneur lors d’une célébration particulière à la synagogue. Il n’est pas rare que le sofer guide lui-même leur main.
Jusqu’ici Kalman n’a encore réalisé aucune copie intégrale de la Torah, mais ce pourrait bientôt être le cas, et d’une façon qui corresponde bien à la conception du scribe-artiste, entre règle halakhique et recherche esthétique, entre tradition et modernité : “L’idée est de produire dans un atelier proche du Mur des lamentations une copie de la Torah à l’usage d’une communauté, dont tout le processus d’élaboration sera diffusé dans le monde entier. Il serait même question de collecter des soutiens, sur le modèle “achète un caractère”. “De cette manière, nous permettrons à des personnes de toutes provenances de s’associer au projet. C’est toute la puissance de la Torah. »
Dernière mise à jour: 10/04/2024 12:35