« Ce choix n’est pas neutre ». « Ce qui me frappe beaucoup dans le choix du mémorial israélien de la Shoah à Jérusalem, c’est la volonté, me semble-t-il, de souligner qu’à Rome, au Vatican et dans les institutions françaises, il y avait des personnes au plus haut niveau qui appartenaient à des réseaux pour sauver des Juifs ». Le père Christophe Le Sourt, chargé des relations avec le judaïsme pour la Conférence des Evêques de France (CEF) partage sa « réaction d’émotion » de voir que « trois de nos concitoyens, un diplomate et deux prélats, et en particulier un cardinal, ont été reconnus ‘‘Justes parmi les Nations’’, hier 21 octobre, à titre posthume, par Yad Vashem ». Une cérémonie officielle sera organisée à une date ultérieure, précise le communiqué officiel du mémorial.
Les trois nouveaux « Justes parmi les Nations » étaient catholiques. Le cardinal Eugène Tisserant (1884-1972) a été un très haut prélat de la Curie romaine. Mgr André Bouquin (1902-1973), fut le recteur de l’église de Saint-Louis-des-Français à Rome d’août 1943 à avril 1946, et François de Vial (1904-1984) était attaché de l’Ambassadeur de France près le Saint-Siège de 1940 à 1944.
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Le titre de « Juste parmi les Nations » est une distinction honorifique décernée depuis 1963 au nom de l’Etat d’Israël par le mémorial de Yad Vashem à Jérusalem, réservée aux non-Juifs qui ont mis leur vie en danger pour sauver des Juifs pendant la Seconde Guerre Mondiale principalement en Europe. A ce jour, environ 28 000 personnes originaires de 50 pays ont reçu ce titre honorifique.
« Il faut toujours se souvenir – souligne le père Le Sourt – que le mémorial de Yad Vashem à Jérusalem fait à la fois mémoire de toutes les victimes de la Shoah et aussi de toutes ces femmes et de tous ces hommes non-Juifs, qu’ils soient croyants, d’autres religions ou sans religion, qui ont eu le courage inouï au nom de l’humanité de prendre des risques majeurs pour sauver nos frères juifs. Voir que ce travail se poursuit me paraît tout à fait essentiel. Cela honore nos amis juifs d’avoir ce souci de continuer à chercher qui dans la nuit la plus noire a été capable de se lever pour être une lueur d’espérance. Cela me paraît très important. »
Un éminent prélat engagé
Eugène Tisserant était une personnalité hors-norme. Grand orientaliste, polyglotte passionné par les langues orientales, il apprit le syriaque, l’assyrien, l’éthiopien, l’arabe ou encore l’hébreu. Chercheur de très haut niveau, il effectua une partie de ses études supérieures notamment à l’Ecole biblique et archéologique française de Jérusalem, à l’Ecole nationale des langues orientales vivantes, et à l’Ecole du Louvre.
A l’âge de 24 ans, il était conservateur des manuscrits orientaux à la Bibliothèque vaticane. Et dirigea par la suite la Bibliothèque vaticane. Nommé en 1936 à la tête de la Congrégation pour l’Eglise orientale devenue depuis Congrégation pour les Eglises orientales, membre de l’Académie française, il présida en tant que doyen du Sacré-Collège dès 1951 deux conclaves qui conduiront aux élections de Jean XXIII et de Paul VI.
Il accompagnera d’ailleurs ce dernier lors de son voyage en Terre Sainte en 1964. D’origine lorraine et profondément patriote – il avait participé à la Première Guerre Mondiale -, il a aussi travaillé au rétablissement des relations entre le Saint-Siège et la France, après la séparation de l’Eglise et de l’Etat. « C’était vraiment un homme extrêmement éminent dans la vie de l‘Eglise et qui plus est, profondément engagé, très tôt, dans la protection et l’exfiltration des Juifs », résume le père Le Sourt.
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« A la fois pour des raisons tout simplement humaines et profondément chrétiennes, rajoute le chargé des relations avec le judaïsme pour la CEF, il était parmi ceux qui de manière très précoce ont su mesurer toute l’importance des racines juives du christianisme et l’importance d’être en lien avec les frères juifs », précise le père Le Sourt.
Dès la fin des années 1930, le cardinal Eugène Tisserant avait protesté contre les lois raciales promulguées en Italie. Puis il a su profiter de ses fonctions et de son influence pour aider des Juifs à se cacher pour échapper aux griffes des nazis. Guido Mendes, le rabbin Nathan Cassuto, Giorgio Levi, Aron Friedman, Jacob Hess, Cesare Verona, Miron Lerner, sont les personnes qui ont pu bénéficier de ses démarches avant et pendant la guerre pour obtenir des visas pour le Brésil ou les Etats-Unis, et de ses convoyages et hébergements clandestins.
Trois hommes, une vie sauvée
Mgr André Bouquin et François de Vial, qui faisait partie du Mouvement de Résistance interallié, créé en 1942, ont aussi sauvé des Juifs chacun de leur côté, et ont aidé le cardinal Tisserant pour sauver Miron Lerner. Adolescent juif réfugié à Rome en 1943, ce n’est qu’en 1998 qu’il écrivit et rendit ainsi publique l’action du cardinal Eugène Tisserant. Miron Lerner et sa sœur ont fui leur orphelinat parisien et se sont retrouvés à Rome où ils ont été pris en charge par des religieux. Grâce au courage de ces trois hommes, Miron Lerner sera hébergé, après plusieurs cachettes provisoires, dans un couvent près de l’église Saint-Louis-des-Français où il restera jusqu’après la libération de Rome, à l’été 1944.
« Ce qui est significatif – insiste le père Le Sourt – c’est que les trois nouveaux ‘‘Juste parmi les Nations’’ ont à l’évidence été dans les mêmes réseaux et que Yad Vashem reconnait à travers le rôle éminent du cardinal Tisserant le fait qu’au plus haut niveau au Vatican, des gens protégeaient des Juifs. Ce n’est quand même pas rien. Ces hommes font honneur à l’Eglise et tout simplement à l’humanité ».