Il n’a pas fallu cinq minutes, alors que j’entendais au loin les sirènes des ambulances et la plainte d’un camion faisant marche arrière, pour que je trouve un canapé rouge, aussi confortable que défoncé, installé à un point de vue, invitant à la pause. Je ne peux résister. Ça fait longtemps que je n’ai pas marché – précisément, que je n’ai pas pris le temps de partir seul, pour la journée, sur un chemin que je ne connais pas. Je ne suis pas là en tant que pèlerin. Je vis à Jérusalem et veux fuir, pour une journée, le tumulte de la ville sainte. Aussi sainte soit-elle, la ville laisse peu de place à la contemplation. On cherche le retrait, on trouve l’agitation. On cherche le silence, on trouve le bruit. On cherche la solitude, et partout, on ne trouve que la foule. Mais je ne voulais pas m’isoler. J’avais besoin de grand air et cherchais à marcher, longtemps. C’est ainsi que je trouve le temps de rentrer en moi-même dans le rythme lent d’un pas devant l’autre.
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J’avais préparé mon sac la veille, pris à manger et à boire, regardé l’itinéraire conçu par le centre Saxum, une fondation dépendant de l’Opus Dei. Il s’appuie sur un extrait de l’Évangile de saint Luc, quand Jésus apparaît à deux disciples qui se rendaient vers un village nommé Emmaüs, au soir de la Résurrection. Ce qui soulève, d’emblée, une controverse non résolue aujourd’hui : dans la Bible, il est mentionné que cette localité se trouve à soixante stades de Jérusalem, soit douze kilomètres. Or l’arrivée du chemin actuel se trouve à trente kilomètres. Malgré cette incohérence, le site le plus vraisemblable reste celui d’Emmaüs-Nicopolis, non loin du monastère de Latroun, entre la ville sainte et Tel-Aviv.
Goûter le silence
Cléophas et son compagnon furent peut-être portés par le feu de l’Esprit saint – je n’ai pour moi que mes deux jambes et un corps à peu près sain. Inutile de chercher les traces des deux disciples, depuis longtemps disparues. Je marche sur un large chemin, dans une forêt de résineux plantée par les Israéliens, habités par l’idéal de fleurir le désert et verdir les vallons, avec un succès mitigé.
Je vis à Jérusalem et veux fuir, pour une journée, le tumulte de la ville sainte. Aussi sainte soit-elle, la ville laisse peu de place à la contemplation. On cherche le retrait, on trouve l’agitation. On cherche le silence, on trouve le bruit. On cherche la solitude, et partout, on ne trouve que la foule.
Mais alors que le silence se fait peu à peu, je sens le vent d’ouest, venant de la mer toute proche, et contemple les quelques nuages ponctuant le ciel bleu, et me dis que c’est peut-être là, dans ces impressions fugaces, qu’on peut ressentir ce qu’ont pu éprouver les deux disciples, marchant dans ces collines, 2000 ans plus tôt, ou n’importe quel homme, femme ou bête, parcourant ces terres, quelle que soit l’époque. Par-dessus le bruit de la circulation, dans le calme d’un arrêt sur un canapé rouge, les chants d’oiseaux, le bourdonnement des abeilles et le son scintillant du vent dans les herbes sèches s’invitent peu à peu, et avec eux un peu de paix.
SUR LA TOILE
Informations sur le parcours
Les informations détaillées sur le parcours sont en ligne – en anglais et espagnol – sur le site de Saxum. Ce centre a également édité une brochure en anglais.
saxum.org/emmaus-trail/
La marche peut commencer. La piste descend raide dans un petit vallon à sec, un wadi, en arabe. Le silence s’installe. Entre deux arbres je surprends un petit campement. J’approche, un hennissement trahit mon arrivée. Un chien, attaché à une chaîne, aboie. Des Palestiniens, peut-être bédouins, se sont installés là, au cœur du pays israélien. Pour combien de temps ?
Je continue mon chemin. Je rencontre un petit pâtre, juché sur un âne, gardant chèvres et moutons. Les cloches tintent de leur son clair dans le wadi. C’est la première personne que je croise en une heure de marche. “Bonjour”, dis-je en arabe. “Bienvenue”, répond-il, surpris. Il rassemble les bêtes. Je ne veux pas le déranger dans son travail.
La forêt s’estompe, laissant peu à peu place à un maquis. Comme par magie apparaît un canapé aussi rouge, défoncé et confortable que son frère jumeau, 4 km plus haut. L’occasion de la première vraie pause, dans un silence remarquable. Le soleil cogne, mais le vent rafraîchit. Le temps ne pourrait être plus idéal.
Je quitte le chemin pour une route asphaltée, fermée à la circulation. Emporté par mes pas, attiré par les courbes de cette élégante piste qui descend, langoureuse, vers le wadi, j’avance sans réfléchir. Émerveillé, je vois de petites gazelles bondir à flanc de colline. C’est l’un des sites les plus merveilleux que j’aie vus en un an de vie ici. Le charme est rompu lorsqu’apparaît un pont ferroviaire qui s’enfonce dans un tunnel. Ce point de repère ne figure pas dans le guide. Je réalise que j’ai fait fausse route. J’aurais dû tourner à gauche sur la route asphaltée. Je me vois contraint de sortir mon téléphone pour retrouver l’itinéraire, qu’on peut récupérer sur le site Internet de Saxum. Un chemin rattrape le sentier, un peu plus haut. J’ai dû perdre une bonne demi-heure. Une remontée et une petite suée plus tard, me voilà remis sur la bonne route.
Au pas de l’Histoire
Un plateau rappelle les grands causses du Massif central français : de l’herbe jaune et sèche et quelques résineux semblent procéder du calcaire. Je suis parti il y a plus de deux heures, mais je commence tout juste à m’installer dans la marche : les pensées parasites s’évanouissent peu à peu, le calme s’invite. C’est le moment le plus agréable. Je ne m’arrête plus pour écrire, je me contente d’avancer et de contempler, jusqu’à la pause déjeuner, au bout de trois heures de marche, sur des tables en ciment, moins confortables que les canapés rouges. J’avale mon repas, puis trouve un lieu isolé, à l’ombre des pins, pour dormir dix minutes. Rien ne saurait remplacer le plaisir de ces siestes en pleine nature.
Le chemin descend dans les basses terres d’Israël, ni la côte, ni les montagnes, et longe un verger de vénérables oliviers, avant d’arriver à Deir Ayyub, souvenir d’un village palestinien prospère, balayé par la guerre israélo-arabe de 1948. Les villageois avaient financé la construction d’une école l’année d’avant. Non loin de la position de Latroun, tenue par l’armée jordanienne jusqu’à la guerre des Six-Jours de juin 1967, Deir Ayyub fut peut-être victime de sa position stratégique, et méthodiquement détruit. Seuls les oliviers, caroubiers et amandiers émergent d’épais taillis, bordés de buissons de cactus, barrières naturelles contre l’appétit des nombreux renards qui peuplent l’endroit.
À nouveau je remonte, découvre des points de vue vers le nord-ouest, notamment la ville de Modi’in, mais je souhaite m’éloigner de la civilisation pour quelques temps encore, et m’avance lentement vers la fin de l’itinéraire. Khirbet el-Aqed, dernier monticule avant la plaine. L’endroit pourrait être la forteresse de Bacchidès(1), général séleucide qui combattit la révolte des Maccabées. Les pierres se teintent d’une délicate couleur rose-orangé. La journée se termine. Le soleil s’enfonce lentement dans un voile blanc. Ma solitude n’est troublée que par le survol d’un héron garde-bœufs qui passe en silence au-dessus de moi.
STATISTIQUES SAXUM
Les chiffres de la marche
Distance : 18 km
Dénivelé positif : 337 m
Niveau : intermédiaire
Calories : 2 348
Durée totale : 5 à 6 heures
Je redescends. Le chemin passe à travers les ruines des extraordinaires canaux d’irrigation d’Emmaüs-Nicopolis. Fermant l’entrée nord de la vallée qui mène à Jérusalem, la ville fut longtemps victime de sa position stratégique, souffrant de multiples destructions, tremblement de terre compris, et réduite à l’état d’un simple village, selon l’Évangile de saint Luc(2). Les canaux se faufilent entre les vergers. Les vestiges semblent étrangement vivants, et on s’attend presque à ce que l’eau coule d’un instant à l’autre, ranimant le souvenir de cette ville qui connut son âge d’or à l’époque byzantine. J’entends des gens parler, premières voix depuis ma rencontre avec le petit pâtre. La marche se termine bientôt, vers le site d’Emmaüs proprement dit. Désertée lors des invasions musulmanes, la localité renaît sous le nom d’Emwas, translittération arabe d’Emmaüs. Victime à nouveau de son emplacement stratégique, elle est détruite par les Israéliens après la guerre des Six-Jours de 1967, et la population palestinienne, expulsée, pour laisser place à la réserve nationale de Canada Park. Juste avant d’arriver sur le site archéologique, le chemin serpente au milieu des ruines du cimetière d’Emwas. Les pierres pâles luisent dans la pénombre du crépuscule. Le chemin est terminé. Je rejoins l’autoroute, pour rentrer à Jérusalem, un peu plus léger.
(1). 1M 7, 8-24 et 9, 50-73
(2). Lc 24, 28
Dernière mise à jour: 15/05/2024 11:59