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Ce qui est mort ne peut-il renaître ?

Claire Burkel, École Cathédrale-Paris
15 janvier 2022
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Il y a environ 3 à 4 millions d’années, les eaux de la mer Méditerranée s’écoulaient librement dans la vallée du rift jordanien (une dépression créée à l’endroit où les plaques tectoniques arabe et africaine se rencontrent). Les géologues la nomment lagune de Sedom. D’autres mouvements tectoniques (il y a 2 millions d’années) ont provoqué une élévation de la terre entre la Méditerranée et la vallée. L’eau ne pouvait donc plus atteindre la lagune, qui s’est transformée en une série de lacs préhistoriques, le lac Amora, puis le lac Lisan. © YC/TSM

Bien des motifs attirent les voyageurs sur les rives de la mer Morte : médicaux pour des bienfaits dermatologiques, industriels pour l’exploitation de ses nombreux minéraux, historiques pour les vestiges qui l’entourent, bibliques pour les épisodes que l’Écriture mentionne. Et le pèlerin, que vient-il chercher en ces lieux inhospitaliers ?


La mer Morte étale son grand âge entre les monts occidentaux de Judée et orientaux de Moab : d’après les géologues, formée à la fin de l’ère tertiaire il y a 2 millions d’années lors du glissement des plaques syro-africaines, elle a toujours évolué. 20 000 années durant, ses eaux ont couvert presque toute la dépression de l’actuel Jourdain, formant un seul lac saumâtre du lac Houlé en Galilée jusqu’à la moitié de la plaine de la Arabah. En attestent les couches géologiques partout saturées de dépôts marins.

De fortes sécheresses il y a 40 000 ans l’ont divisée en trois nappes d’eau, les deux lacs galiléens et la mer actuelle, longue de 85 km et large de 17 km. Elle est répartie en deux bassins inégaux : au nord la plus grande étendue d’une profondeur de 400 m et, séparée par la presqu’île de Lisan qui “sort” de la côte est, la partie méridionale profonde de moins de 10 m ; cette dernière née sans doute d’un tremblement de terre qui a soulevé son fond. Son équilibre hydrographique est gravement perturbé par le captage des eaux du Jourdain depuis le nord du pays. La surface de cette eau immobile se trouve au plus bas du creux du Ghor, la vallée qu’a empruntée le Jourdain à partir de 17 000 ans av. J.-C. environ, à 390 m au-dessous du niveau de toutes les autres mers. C’est un cas unique sur la planète. Unique aussi sa composition : elle est chargée de milliers de tonnes de minéraux, sodium, magnésium, potasse, iode, sulfates, asphalte, chlorures, ammoniac, soufre, carbonates et bicarbonates ; à 2 km de profondeur on a pu repérer des épaisseurs de goudron, dont parfois des remontées en surface s’enflamment.

Dès la plus haute Antiquité on a su exploiter ses propriétés de calfatage : Dieu dit à Noé : Tu te feras une arche en bois résineux, tu la feras en roseaux et tu l’enduiras de bitume en dedans et au dehors -Gn 6, 14 ; et la mère de Moïse dépose son enfant dans une corbeille de papyrus qu’elle enduisit de bitume et de poix -Ex 2, 3. Six fois plus salée que les océans, à 33,2 %, elle y a gagné quelques-uns de ses noms. En Gn 14, 3 elle est appelée “mer de sel” et “mer salée” en Nb 34, 12 ; Jos 3, 16 la dénomme “mer de la Arabah”, c’est-à-dire de la plaine, et Flavius Josèphe “lac asphaltite” ; les philosophes Pausanias et Galien, du IIe siècle ap. J.-C, vérifiant sa stérilité, lui donnent le nom de “mer Morte” ; les Croisés l’appelaient “mare diaboli”, quand les géographes arabes au IXe siècle la traitaient de “mer puante” ; les bédouins d’aujourd’hui tiennent pour bahr Lut, ce qui veut dire “mer de Lot”.

Unique aussi sa composition : elle est chargée de milliers de tonnes de minéraux, sodium, magnésium, potasse, iode, sulfates, asphalte, chlorures, ammoniac, soufre, carbonates et bicarbonates ; à 2 km de profondeur on a pu repérer des épaisseurs de goudron, dont parfois des remontées en surface s’enflamment.

La Bible, témoin de la géologie

C’est en effet ici que la tradition biblique situe l’installation du neveu d’Abraham -Gn 13, 11-12 : Lot choisit pour lui toute la plaine du Jourdain… et s’établit dans les villes de la plaine ; il dressa ses tentes jusqu’à Sodome ; et la formidable destruction des villes pécheresses Sodome et Gomorrhe par le feu et le soufre -Gn 19, 24. Gaz et matériaux inflammables explosent encore aujourd’hui ou prennent feu de manière spontanée faisant naître ces impressionnants récits.

Quel humour chez le mosaïste de Madaba, qui représente le poisson fuyant la mer où tout se meurt. Il préfère retourner à son eau douce d’origine. ©Kumar Sriskandan / Alamy Stock Photo

Des témoignages extra-bibliques fournissent quelques explications de texte. Le géographe Strabon, au tournant de l’ère, constate que des bulles éclatent à la surface de l’eau, qui sont probablement des échappées de bitume. Sanchoniathon de Tyr vers le VIIIe siècle av. J.-C. décrit “la vallée de Siddim près de la mer de sel, mer de vapeurs privée de poissons, témoignage de la mort et de la vengeance due au sacrilège”. Ce qui suppose que la page biblique est connue, au moins oralement si elle n’est pas encore écrite. Le pèlerin Guillaume de Boldensele en 1336 en est averti : “À trois miles de Jéricho est la mer morte, lac puant, hideux qui engloutit tellement que rien n’en sort. Mais je n’y fis point visite, édifié par une parole d’un sarrazin : Tu es venu visiter les saints lieux bénis par Dieu, tu ne dois pas aller aux lieux qui par leur mauvaiseté ont encouru sa malédiction”.

Les concretions de sel accumulé au fil des siècles se trouvent dénudées par le retrait des eaux et montrent un paysage toujours plus désolé. © Yaniv Nadav/FLASH90

Que penser de ce double chapitre Gn 18-19 ? Dans le territoire le plus fouillé au monde qu’est Israël, le fait que l’on n’ait trouvé aucun vestige d’occupation humaine dans cette dépression, nulle base de mur ou de maison, pas le moindre tesson de poterie, donne à penser qu’il n’y a jamais eu ici de construction. Examinons le récit ; il met en valeur l’hospitalité dont font preuve Abraham le nomade -Gn 18, 1-8 et Lot devenu citadin -Gn 19, 1-3, opposée au non-accueil des habitants de Sodome qui agissent avec rapacité et violence. Voici quelle fut la faute de Sodome, orgueil, voracité, insouciance tranquille, telles furent ses fautes et celles de ses filles -Ez 16, 49. Désirer tout pour soi, jusqu’à accaparer des personnes en totalité, est tout le contraire de ce qu’ont pratiqué les saints patriarches. Mais s’il n’y avait pas réellement de villes ? Cet épisode répond à une question sur la beauté de la création : considérant un tel paysage désolé, brûlé, puant et infertile, les auteurs bibliques se sont demandé comment Dieu, dans sa bonté, avait pu créer une nature aussi hostile. Cela ne pouvait que répondre à un péché particulièrement grave ! Le péché de l’origine déjà présent en Gn 2 et 3 : n’accepter aucune limite, vouloir tout sans aucun interdit.

Quelques lieux au sud de la mer Morte invitent à méditer sur ces mythes ; au sens propre de mythe, qui est la réflexion et la tentative de réponse devant un sujet dont on ne peut faire le tour dans l’état actuel des connaissances. C’est la région la plus industrialisée, où les usines exploitent, depuis 1930, les richesses minières de ce sol ingrat. Fuyant les routes sillonnées par les camions on se rendra à l’écart dans les creux de rochers, les canyons – l’un d’eux est appelé “canyon de la farine” car les roches de sel, de gypse et de calcaire sont blanches et pulvérulentes comme le froment.

Du haut de son promontoire le fort de Kérak pouvait prévenir par feux des mouvements
de caravanes ou de troupes dans la plaine qui l’entoure. ©Bashar Tabbah

À 18 km de Sodome, djebel Usdum en arabe, le site le plus bas du monde à -364m, s’élève la forteresse de Kérak en Jordanie. Ce point stratégique avait déjà été choisi par le roi moabite Mesha, contemporain de Joram 852-841, le roi israélite fils d’Achab 874-853. Évêché byzantin, elle fut au XIIe siècle une place-forte croisée majeure. Un gué à cet endroit où l’eau est très basse permettait de relier les deux régions pour s’approvisionner ou se porter secours mutuellement. Guillaume de Boldensele en a vu les murs. Cette forteresse faisait partie du domaine d’Outre-Jourdain que les rois francs avaient établi tout autant pour défendre leurs arrières que pour profiter des cultures du plateau. C’est ainsi qu’au sud-est dans la direction de Pétra, Baudoin Ier avait construit en 1115 le château-fort de Monréal, le plus fort lieu de Syrie. Cédée par son successeur Baudoin IV à Renaud de Châtillon, la citadelle garde encore fière allure malgré sa chute en 1188 et un ébranlement sismique en 1293.

La remontée le long de la rive occidentale de la mer est aussi riche en monuments et vestiges. Premier carrefour : Mizpé Zohar, la Çoar biblique, ville proche de Sodome -Gn 19, 20-30 : Lot monta de Çoar et s’établit dans la montagne, où subsiste un fortin ; de là croise la route qui s’en va à l’ouest vers Arad et Beer Sheva ; un peu plus au nord l’ancienne Ein Boqeq dont les sources sulfureuses étaient connues des Romains et dont les Byzantins étaient parvenus à faire un domaine cultivable. Le terrain est maintenant entièrement consacré à l’hôtellerie moderne et aux cures dermatologiques. Quittant le bassin sud de la mer Morte on trouve assez vite, dans la partie nord le piton majestueux de Massada (voir TSM n° 672).

© Mendy Hechtman/

Une autre vie est possible

La route aride, les vapeurs qui montent de l’eau salée, la chaleur étouffante décourageraient le pèlerin s’il n’y avait les roches aux couleurs changeantes en fonction de l’ensoleillement, les vues magnifiques sur la Jordanie aux falaises d’apparence violette, les débouchés de quelques rivières, comme le Cédron qui, depuis Jérusalem court dans le désert de Judée et se jette dans la mer qui ne rend rien ; ces rares échancrures d’eau douce font naître des roselières verdoyantes. S’il n’y avait Ein Gedi la belle oasis (voir TSM n° 656) chantée par le Cantique : Mon bien-aimé est une grappe de henné dans les vignes d’En-Gaddi -Ct 1, 14 et par le prophète exilé : Depuis En-Gaddi jusqu’à En-Eglayim des filets seront tendus -Ez 47, 10. C’est lui, Ézéchiel, qui depuis Babylone, annonce au VIe siècle av. J.-C. une forme de résurrection, bien avant que le terme n’existe et acquière une réalité, en prophétisant que la mer Morte deviendra poissonneuse, ses rives ombragées de feuillus aux fruits savoureux et bienfaisants -Ez 47, 1-12. C’est la revanche de la malédiction ! Un tel prodige en faveur de la vie exprime l’amour du Seigneur pour son peuple et apporte réconfort aux déportés qui rêvent de retour.

La roche de ce canyon est une épaisse strate de calcaire et gypse tassée et durcie que le vent creuse à loisir. ©Yuval Boneh

L’oasis aux fraîches cascades a développé une flore adaptée, baumiers exploités déjà dans l’Antiquité, lauriers, tamaris, épineux comme le balanitès, et abrite une faune tranquille, ibex, damans, bouquetins, quantité d’oiseaux. Un kibboutz installé en 1953 veille sur cette réserve aménagée et procure une halte restauratrice au pèlerin.

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Toujours plus au nord, en remontant vers Jéricho, se trouve la source de Feshka qui avait permis au IIe siècle av. J.-C. un établissement agricole, vraisemblablement pour ravitailler en produits frais, viandes et laitages le “monastère” de Qumran, situé quelques kilomètres encore plus au nord (voir TSM nos 623 et 654). De l’autre côté de la mer, au pied des monts de Moab, l’établissement de Callirhoé, la belle fontaine, garde le souvenir du roi Hérode le Grand qui venait y soigner ses maladies de peau. Il était allié par une de ses épouses aux princes nabatéens, ces caravaniers qui maîtrisaient les points d’eau et les chemins les plus sauvages ; commerçants dans l’âme ils faisaient transiter les épices achetées dans le lointain Orient dont étaient friandes les riches sociétés grecques et romaines, les encens d’Éthiopie, les sels et les bitumes de la mer Morte vers l’Égypte qui en faisait grande consommation pour embaumer ses souverains et calfater ses bateaux. Pétra, capitale de la Nabatène, dissimulée dans un dédale de rochers, gardait leurs familles et leurs richesses, leur servant de magasins, avant qu’ils ne s’élancent sur les pistes des déserts d’Arabie ou du Néguev.

Malgré tous les désagréments qu’elle présente, la mer Morte a toujours été très fréquentée de Jéricho à Sodome, et sur ses deux rives car les hommes ont su profiter de ses particularités étonnantes. Mais elle les a aussi fait réfléchir à la présence de Dieu, l’agir créateur, le mal dont l’homme est capable et l’espérance que la mort n’aura pas le dernier mot. Le pèlerin qui relira in situ les textes bibliques rejoindra ces questions essentielles dans un paysage grandiose.

Dernière mise à jour: 15/05/2024 11:56

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