Fini les coquillages, les crustacés et les douces saveurs de l’été. Sur la plage publique du kibboutz d’Ein Gedi, le jukebox s’est enrayé lorsque le sol s’est ouvert sous la route 90, la nationale qui longe la côte de la mer Morte. Instable et capable de s’affaisser à tout moment, la zone a été interdite au public dans la foulée. C’était en 2015. Depuis, le décompte des années s’y est arrêté.
Pour qui s’y aventure aujourd’hui, l’ancienne plage d’Ein Gedi a pris des allures de ville fantôme. Au milieu de l’asphalte éventré, des bâtiments désaffectés et des arbres lézardés, le temps et l’espace se sont figés dans un silence assourdissant, avec l’huile de la mer Morte en arrière-plan. “Il ne faut pas se fier à cette immobilité. Le sol peut s’effondrer à tout moment”, pointe Yariv Kita, le pas léger sur la route défoncée.
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Stature haute, crâne rasé et lunettes de soleil vissées sur le nez, cet ancien trader de Tel-Aviv contemple ce qu’il reste du principal poumon économique d’Ein Gedi, kibboutz de 650 habitants dont il a quitté avec soulagement la direction commerciale au début du mois de septembre 2021. Cinq ans qu’il était en poste. Cinq longues années pendant lesquelles il a vu les dolines engloutir les principaux revenus du kibboutz : adieu la plantation de dattiers et la seule station-service à 60 kilomètres à la ronde. Adieu le tronçon à grande vitesse de la route 90 et le pont à 60 millions de dollars qui permettait d’enjamber le ruisseau Arugot lors des inondations hivernales. Adieu les touristes qui venaient par milliers profiter des vertus médicinales atypiques et de la sensation de flottaison unique de l’étendue d’eau la plus salée du monde. “La descente aux enfers”, résume Yariv Kita.
Plus au nord, la plage de Mineral Beach, fréquentée par 250 000 visiteurs à l’année et gérée par le kibboutz Mitzpe Shalem (250 âmes) a dû fermer ses portes en 2015, date à laquelle un énorme affaissement de terrain a emporté tout un pan de parking ainsi que des hébergements tout neufs. Aujourd’hui, seul un alignement de parasols en branche de palmiers témoignent de la vitalité passée de ce petit coin de paradis.
6 500 dolines
La raison de ce naufrage ? L’assèchement de la mer Morte. Chaque année, son niveau baisse d’un peu plus d’un mètre, sous l’effet conjugué de la fermeture du Jourdain, de l’évaporation, et du pompage à des fins industrielles. En s’éloignant, elle laisse derrière elle de larges poches de sel souterraines. Lorsque l’eau douce des pluies hivernales afflue des montagnes et s’infiltre dans le sol, elle dissout cette couche de sel, créant une cavité qui finit par s’effondrer sous l’effet de la gravité.
Le premier gouffre est apparu à la fin des années 1980. “A l’époque, on a vu ça comme une curiosité géologique. Personne ne s’est inquiété”, se souvient Eli Raz, géologue et membre du kibboutz d’Ein Gedi. Aujourd’hui, plus de 6 500 dolines bouleversent les rives nord-ouest de la mer Morte. “Le phénomène s’amplifie, explique le scientifique. C’est logique : plus le niveau du lac baisse, plus la surface couverte par les dolines s’élargit.”
En 2015, il a recensé la formation de plus de 700 de ces trous. Un record. “On ne peut rien faire pour les éviter”, ajoute-t-il, laconique. La Jordanie aussi est touchée, mais dans une moindre mesure. Au sud, les bassins d’évaporation sont stabilisés par l’industrie de la potasse.
Le paysage affaissé des alentours d’Ein Gedi défile derrière la vitre du SUV de Yariv Kita. Il est facile d’observer combien le niveau de la mer Morte a baissé. Au début des années 1980 le kibboutz a investi dans un petit spa au bord des eaux scintillantes. Quarante ans plus tard, il faut marcher 1,5 km pour rejoindre la mer. “C’est trop contraignant. Les touristes se rabattent sur les plages du sud, plus confortables”, regrette l’ancien manager du kibboutz en arrêtant son véhicule à proximité du petit complexe sorti de nulle part. Aujourd’hui il est fermé pour de bon.
“La rentabilité n’était pas très bonne, mais c’est le Covid qui a tout précipité. On a dû licencier 40 personnes”, souffle-t-il.
Coup dur pour le kibboutz, dont 65 % des revenus sont issus du tourisme. Un chiffre qui est descendu sous les 40 % avec la pandémie. Le reste provient de l’agriculture (vergers de dattiers et manguiers), mais surtout de la vente d’eau minérale, mise en bouteille dans la petite usine attenante aux jardins botaniques luxuriants de l’implantation. Ein Gedi possède près de 30 % de parts de marché dans le secteur des grandes bouteilles en Israël.
Arrière-cour du pays
Le recul de la mer Morte a donc un impact direct sur les 250 membres du kibboutz qui bénéficient habituellement des dividendes des différentes exploitations (voir encadré ci-contre). “Il a fallu réduire certains salaires. Des habitants sont partis. Tout l’enjeu aujourd’hui c’est de se réinventer pour rendre Ein Gedi attractive à nouveau”, expose l’ancien manager, inquiet du vieillissement de la population du kibboutz. Nouvelles infrastructures, nouvelles cultures, nouveaux partenariats… Ce ne sont pas les idées qui manquent. Plutôt les fonds pour les mettre en place.
Un temps il a pensé attaquer l’État en justice. “Ils sont responsables de ce désastre”, accuse-t-il. Avant de finalement renoncer : “Personne ne s’intéresse à ce qu’il se passe ici : moins de 1 000 personnes sont concernées. Même en s’alliant avec le kibboutz de Mitzpé Shalem, nos voix ne portent pas. La mer Morte, c’est l’arrière-cour du pays.” Ils se sont donc rabattus sur les 113 millions d’euros du programme de compensation, voté en 2018 et conditionné à la présentation de projets concrets. Les enveloppes de Mitzpé Shalem et Ein Gedi étaient respectivement dotées de 52 millions et 24 millions d’euros. Si Yariv Kita n’a pour l’instant vu passer qu’un chèque de 3 millions d’euros pour financer un programme pilote de culture de mangues et de vignes, il espère que son successeur parviendra à débloquer de nouvelles aides pour transformer l’ancien spa en auberge de jeunesse.
En 2017 Yariv Kita confiait au quotidien israélien Haaretz que “Ein Gedi était un désastre sur le point de se produire”. Il estime aujourd’hui que la lumière se profile au bout du tunnel. En grande partie parce que le développement des dolines est limité géographiquement. “On sait où sont les couches de sel qui risquent de provoquer un effondrement, explique Eli Raz. La seule chose qu’on ne sait pas prédire, c’est à quel moment les trous vont se former.” À terme le kibboutz va perdre une autre plantation de dattiers, mais Yariv Kita veut voir le verre à moitié plein : “La situation ne pourra pas être pire que ce qu’elle a été.” Pourtant, et il ne l’avoue qu’à demi-mot, lui aussi pense à partir. “On peut vivre avec les dolines. Mais le plus triste, c’est de ne plus pouvoir accéder à cette mer unique que par une seule plage, celle de Kalia. Les gens qui vont au sud ne réalisent pas qu’ils se baignent seulement dans des bassins d’évaporation.” Son ton se fait amer. “Et le plus déprimant, c’est que rien n’est amené à changer.”