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Pourquoi la mer se meurt-elle ?

Cécile Lemoine
15 janvier 2022
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© Infographie tsm

Sous l’effet conjoint du détournement des eaux du Jourdain et du processus d’évaporation utilisé par l’industrie chimique, le niveau de la mer Morte ne cesse de baisser. Des causes bien humaines et un processus inexorable.


Un mètre en moins par an, un tiers de surface disparue depuis 1960… On pourrait collectionner les chiffres alarmants pour vous raconter le déclin de la mer Morte. Mais une image vaut mille mots et rien n’est plus parlant que celles prises par le photographe Noam Bedein. Chaque année depuis 2016, le fondateur de l’ONG The Dead Sea Revival Project (Le projet de renaissance de la mer Morte) fait le tour des rives nord de la mer Morte avec l’un des deux seuls bateaux habilités à y naviguer pour photographier les mêmes endroits et documenter leur évolution. Le résultat ? Une série de vues où le recul du lac salé prend toute son ampleur. “Lors de mon deuxième passage, je n’ai rien reconnu des lieux sur lesquels je m’étais rendu 5 mois auparavant, s’étonne encore le photographe, avant de poursuivre, j’ai pris la mesure de ce que représente la disparition de 600 piscines olympiques tous les jours.”

 

Dans une région où le mercure a frôlé les 50°C en juillet 2019 et que le réchauffement climatique rend de plus en plus aride, on pourrait penser que la cause principale qui affecte le niveau de la mer Morte serait son évaporation. C’est en partie le cas, et le processus est naturel. Chaque année près de 700 millions de m3 d’eau s’échappent du lac dans l’atmosphère. Jusque dans les années 1960 le phénomène était contrebalancé par les précipitations hivernales et le déversement des eaux du Jourdain, qui stabilisaient le niveau de la mer. “Aujourd’hui cet équilibre entre apport d’eau et évaporation a disparu, explique Carmit Ish-Shalom, hydrogéologue au Dead Sea-Arava Science Center. Et les raisons en sont exclusivement humaines.”

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Pour trouver la première, il faut remonter le cours du Jourdain, principal apport d’eau de la mer Morte, et s’arrêter aux abords du lac de Tibériade. Autrefois puissant, avec un débit annuel historique d’1,3 milliard de m3, le fleuve biblique n’est plus aujourd’hui qu’une mince rivière boueuse qui ne draine annuellement que 100 millions de m3 d’eau vers la mer Morte, selon les chiffres de l’ONG israélo-jordano-palestinienne EcoPeaceME. Un débit divisé par plus de 10 depuis 1964, date de la mise en service de l’aqueduc national israélien. Long de 130 km, il achemine l’eau douce du lac de Tibériade, vers les grandes villes et jusque dans le désert du Néguev. Prouesse d’ingénierie qui s’inscrit dans une dynamique de développement et d’occupation de tout le territoire israélien, l’aqueduc voit 1,7 million de m3 d’eau y circuler tous les jours.

© Infographie tsm

Eaux turquoise et usines métalliques

Mais parce que deux robinets ouverts auraient mis en péril le niveau du lac de Tibériade, véritable château d’eau de la région, Israël a fermé celui du Jourdain. Le fleuve, qui aurait pu compter sur ses affluents pour reprendre du poil de la bête avant de se jeter dans la mer Morte, en a été privé par la construction d’une multitude de barrages côté jordanien. Pays où la ressource en eau est l’une des plus rares au monde, la Jordanie s’est aussi dotée de son canal, qui ponctionne les eaux à la confluence du Jourdain et du Yarmouk pour alimenter sa capitale, Amman, et irriguer ses cultures. Près de 46 % de la consommation annuelle d’eau de la Jordanie (870 millions de m3 au total) provient des affluents du Jourdain. Un chiffre qui s’élève à 23 % pour Israël dont la consommation annuelle est bien plus élevée (1 600 millions de m3 par an).

à sdom, sur les rives sud de la mer Morte, les usines israéliennes pompent 500 millions de m3 d’eau chaque année et y rejettent la moitié après extraction des minéraux. ©Issac Harari/Flash90

Le détournement de près de 96 % des eaux du Jourdain par Israël, la Jordanie, ainsi que la Syrie encore en amont, prive la mer Morte de sa plus importante arrivée d’eau et contribue donc à son assèchement. Un phénomène amplifié par le fait que les eaux des pluies qui ruissellent depuis les montagnes voisines n’atteignent plus la mer Morte. Elles se perdent dans les dolines, ces larges effondrements de terrain provoqués par le recul du lac, avant de pouvoir y parvenir. En plus de ne plus être suffisamment alimentée en eau douce, la mer Morte est pompée à des fins industrielles. C’est la deuxième grande cause de son déclin et on la trouve sur ses rives sud. Sombres et métalliques, les larges usines de potasse israéliennes et jordaniennes dénotent dans le paysage de carte postale qui s’étend à leur pied. Eaux bleues turquoise où affleurent de surprenantes plateformes de sel, plages impeccables et montagnes rosées de Jordanie en arrière-plan… Les images du sud sont celles de toutes les campagnes publicitaires promouvant le tourisme de la mer Morte. Pourtant il ne s’agit plus de la mer Morte. Seulement des bassins d’évaporation des usines d’extraction de minéraux qui servent à produire des fertilisants.

©Nasa

Respectivement construites en 1929 et 1956, les usines israélienne (Dead Sea Works) et jordanienne (Arab Potash Company) ont progressivement grignoté la mer Morte en multipliant ce type de bassins. Un phénomène bien visible depuis le ciel et qui se conjugue avec la séparation de la mer Morte en deux à partir des années 1975, à cause de la baisse du niveau de l’eau. Résultat : les usines sont obligées de pomper l’eau du bassin nord pour alimenter celui du sud, où le niveau est donc maintenu artificiellement.

La mer Morte ne disparaîtra jamais complètement

Depuis 2020 les volumes pompés sont encadrés par l’Autorité israélienne de l’Eau. Fixés à 439 millions de m3 la première année (l’équivalent du volume contenu par le port de Sydney), ils viennent d’être augmentés à 445,8 millions de m3, afin de compenser les pertes d’eau générées par les infiltrations à travers les sols des bassins d’évaporation et l’augmentation de la salinité de la mer Morte (elle-même due au pompage). Une décision largement contestée par les ONG environnementales israéliennes. “Les entreprises privées qui exploitent l’eau de la mer Morte en bénéficient gratuitement : elles ne paient aucune taxe sur cette ressource unique qui se fait rare. Ce n’est le cas dans aucune autre économie moderne, s’agace Gideon Bromberg, directeur de la branche israélienne d’EcoPeaceME. En imposer aiderait peut-être ces usines à utiliser l’eau de manière plus efficace et parcimonieuse.”

© Infographie tsm

L’ONG estime que près de 45 % de l’amenuisement de la mer Morte est imputable à l’industrie chimique : 30 % côté israélien et 15 % côté jordanien. La bataille des chiffres fait rage. De son côté, Israel Chemicals Ltd. (ICL), l’entreprise qui détient Dead Sea Works, affirme n’être responsable que de 9 % du déficit en eau de la mer Morte. “Si ICL Dead Sea cessait ses opérations, le niveau de la mer continuerait de baisser d’environ 0,85 m par an au lieu de 1,1 m, à cause de l’évaporation naturelle et du détournement du Jourdain”, explique l’entreprise sur son site. Un peu plus loin, elle poursuit : “Si ICL avait cessé ses activités, le bassin sud se serait complètement asséché, avec toutes les implications que cela aurait eu sur le tourisme et l’économie locale.”

“Tout ce qui arrive aujourd’hui est le résultat de choix et d’actions humaines, regrette-t-elle. Si nos enfants disaient aujourd’hui qu’ils veulent sauver la mer Morte, ils ne le pourraient même pas, il est déjà
trop tard.”

Une justification qui ne tient pas vraiment la route pour Carmit Ish-Shalom, hydrogéologue au Dead Sea-Arava Science Center. “La mer Morte ne pourra jamais totalement disparaître. En raison de contraintes thermodynamiques et de la hausse progressive de sa salinité, son évaporation finira par atteindre un équilibre”, détaille la scientifique. À ce moment-là la mer Morte ne ferait plus qu’1/3 de sa taille originelle et serait deux fois plus salée qu’aujourd’hui.

A quelle échéance ? Vers 2050 estiment plusieurs études menées par des instituts israéliens. Intriqué dans des problématiques politiques et économiques qui relèguent sa préservation au second plan des priorités des États qui la bordent, l’avenir de la mer Morte paraît bien sombre. Carmit Ish-Shalom est fataliste : “Tout ce qui arrive aujourd’hui est le résultat de choix et d’actions humaines, regrette-t-elle. Si nos enfants disaient aujourd’hui qu’ils veulent sauver la mer Morte, ils ne le pourraient même pas, il est déjà
trop tard.”

 

Dernière mise à jour: 29/04/2024 12:14

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