Actualité et archéologie du Moyen-Orient et du monde de la Bible

Avec Philoumène au puits de Jacob

Claire Burkel, École Cathédrale-Paris
15 mars 2022
email whatsapp whatsapp facebook twitter version imprimable
Sous le chœur et son iconostase, on emprunte un escalier raide et le puits est au centre de la petite pièce voûtée. Le seau est là, l’eau est disponible et très bonne à boire. © MAB/CTS

C’est sans doute l’église la plus récente qu’un groupe de pèlerins visite, car elle date de 2010, et sur un des lieux de vénération les plus anciens, puisqu’il remonte au patriarche Jacob. Que s’est-il passé durant toutes ces années ?


À 65 km au nord de Jérusalem, en pleine Samarie, une vallée étroite s’infiltre entre deux monts, le Garizim et l’Ébal, dotée d’une source au lieu-dit Balata. Les archéologues ont enregistré des traces d’habitat sédentaire dès le IVe millénaire av. J.-C. Une cité avec fortifications, temple et palais est attestée au XIXe siècle, c’est Sichem : “Abram traversa tout le pays (de Canaan) jusqu’au lieu saint de Sichem” – Gn 12, 6. Après ses mésaventures avec son aîné Ésaü, Jacob s’enfuit et “arriva sain et sauf à Sichem au pays de Canaan et il campa en face de la ville. Il acheta aux fils de Hamor, le père de Sichem, pour 100 pièces d’argent, la parcelle de terrain où il avait planté sa tente et il y érigea un autel à El, Dieu d’Israël” – Gn 33, 18-20. Au XIVe siècle av. J.-C. la place est mentionnée dans les lettres d’El Amarna, ces échanges épistolaires entre des postes égyptiens placés dans tout le pays de Canaan et le Pharaon de l’époque. Ce contrôle militaire et économique fut assez rentable pour le pays du Nil jusqu’à l’installation des Philistins.

C’est au même puits qu’une femme de Samarie allait chercher son eau vers 1920 et que les pèlerins du XXIe siècle peuvent boire après être entrés dans l’église achevée en 2010. © Library of Congress Prints and Photographs Division Washington, D.C. 20 540

De Canaan à Israël la conquête n’est pas belliqueuse, elle s’obtient de façon pacifique ; “Josué édifia un autel au Seigneur, Dieu d’Israël sur le mont Ébal… Tout Israël se tenait de part et d’autre de l’arche, moitié sur le front du mont Garizim, moitié sur le front du mont Ébal” – Jos 8, 30…35. Mais le livre des Juges, plus guerrier, mentionne les faits d’armes d’Abimélek contre la population locale attachée à son Dieu El Berît : Jg 9, 27 et 46 “Les notables de Migdal-Sichem se rendirent tous dans la crypte du temple d’El-Berît.”
La ville avait déjà été choisie par Josué pour y tenir une grande assemblée de toutes les tribus parce qu’elle est au centre du pays, depuis les steppes du Négev jusqu’aux montagnes de Galilée, et ville-frontière entre deux tribus, celles de Manassé et d’Éphraïm – Jos 17, 7. Le chapitre de Jos 24 détaille cette réunion générale où sont rappelés l’histoire du peuple, son attachement au seul Dieu d’Israël et l’affirmation solennelle de ne jamais servir que Le Seigneur ! En conclusion : “Les ossements de Joseph rapportés d’Égypte furent ensevelis dans la parcelle de champ que Jacob avait achetée aux fils de Hamor, père de Sichem, et qui était devenue héritage des fils de Joseph” – Jos 24, 32.

© Carl Rasmussen 2009

Après l’alliance, la déchirure

C’est aussi en cette même ville que sera actée en 933 la séparation entre les dix tribus du Nord et les deux du Sud : 1R 12- “Roboam (fils de Salomon) se rendit à Sichem car c’est là que tout Israël était venu le proclamer roi.” En définitive le descendant du grand Salomon ne régna que sur le petit territoire de Juda et Jérusalem, et les tribus sécessionnistes se choisirent une autre capitale, Samarie, 12 km au nord de Sichem. Après deux siècles seulement d’autonomie le pays fut conquis par les Assyriens : “Le roi d’Assyrie envahit tout le pays… prit Samarie et déporta les Israélites en Assyrie” – 2R 17, 5-6. Le conquérant suivant, le grec Alexandre, installe dans la ville reconstruite un camp de vétérans, considérés comme impies par les autochtones ; le pouvoir séleucide érigera une statue à Zeus philoxène (ami des étrangers) sur le mont Garizim : “Antiochos envoie profaner le temple du mont Garizim pour le dédier à Zeus Hospitalier comme le demandaient les habitants du lieu” – 2M 6, 2. Jean Hyrcan rasera la ville en 108 av. J.-C., qui sera reconstruite un peu plus loin par Vespasien, sous le nom de Flavia Neapolis, c’est Naplouse. À sa suite l’empereur Hadrien la dotera en 135 de nouveaux bâtiments et Philippe l’Arabe 244-249 renforcera la colonie Julia Sergia Neapolis.

© MAB/CTS

Le puits, de Jacob à Jésus

Il n’est pas fait mention d’un “puits de Jacob” dans l’Ancien Testament, appelé plus tard “Le Don”, seulement de l’ancrage du fils d’Isaac dans la région. C’est avec une femme samaritaine que l’histoire est évoquée : “C’est notre père Jacob qui nous a donné ce puits et y a bu lui-même avec ses fils et ses bêtes” – Jn 4, 12. Elle répond à Jésus qui descendait de Jérusalem pour rejoindre la Galilée et “il lui fallait traverser la Samarie” – Jn 4, 4. Habituellement pourtant les juifs évitaient de traverser cette région considérée comme schismatique et impure, et choisissaient la route côtière, la via Maris, ou bien le fossé du Jourdain de Jéricho à Beth Shéan.

Lire aussi >> Le puits de la Samaritaine à Sychar

Quelle est cette raison particulière affirmée par l’évangéliste ? Terre Sainte Magazine mène l’enquête. Le savoureux dialogue entre “une femme de Samarie” et Jésus occupe presque tout le chapitre 4 de l’Évangile de Jean. L’épisode est bien situé à “Sychar en Samarie, près de la terre que Jacob avait donnée à son fils Joseph” – Jn 4, 5. “À toi Joseph je donne un sichem de plus qu’à tes frères, ce que j’ai conquis par mon épée et mon arc” – Gn 48, 22. Et Jésus fatigué par la marche, sous le soleil de midi “c’était environ la sixième heure”, demande à boire à la femme qui vient puiser. Ici se répète une scène que l’on a à trois reprises dans l’Ancien Testament où des femmes rencontrent au puits de leur village des étrangers : Rebecca avec le serviteur d’Abraham en Gn 24, Rachel avec Jacob en Gn 29 et enfin brièvement Çippora avec Moïse en Ex 2, 16-22. On retrouve à l’identique l’eau d’un puits, une source, une cruche d’eau, les actions de puiser, courir informer la famille et des villageois qui viennent au-devant de l’étranger.

Ces peuples ont apporté avec eux leurs idoles et c’est ainsi que Jésus peut dire à la Samaritaine qu’elle a cinq maris, cinq sujets d’idolâtrie qui la détournent de l’adoration au seul Dieu d’Israël.

La permanence des termes indique que les auteurs obéissent à un genre littéraire. Dans quel but, pour quelle annonce ? On remarquera que les épisodes avec les trois jeunes filles de l’Ancien Testament sont tous conclus par des mariages : “Rebecca suit le serviteur d’Abraham pour épouser Isaac” – Gn 24, 67 ; “Jacob s’unit à Rachel” – Gn 29, 30 et le père de Çippora “donne sa fille à Moïse” -Ex 2, 21. Jésus, qui a déjà annoncé les noces que Dieu veut célébrer avec l’humanité grâce au vin merveilleux et abondant de Cana – Jn 2, 1-12, dit ici, d’une autre manière, pourquoi “il lui fallait traverser la Samarie”. C’est à un rendez-vous d’amour qu’il se présente dans cette région hostile aux juifs.

Le motif est ancien. Après la chute du royaume du Nord en 721 av. J.-C. les Assyriens avaient peuplé le territoire de cinq autres peuples déportés : “Le roi d’Assyrie fit venir des gens de Babylone, de Kuta, de Avva, de Hamat et de Sepharvayim et les établit dans les villes de la Samarie à la place des Israélites” – 2R 17, 24. Ces peuples ont apporté avec eux leurs idoles et c’est ainsi que Jésus peut dire à la Samaritaine qu’elle a cinq maris, cinq sujets d’idolâtrie qui la détournent de l’adoration au seul Dieu d’Israël. Les Judéens à l’époque royale, puis les juifs au retour d’exil ont gardé méfiance et rancune aux Samaritains, les tenant pour mélangés, idolâtres et impurs. En aucun cas ils ne veulent frayer avec eux. Mais pour Jésus c’est une terre à réconcilier, digne de la Bonne Nouvelle et il sera récompensé de son annonce : “Il y demeura deux jours et ils furent nombreux à croire à cause de sa parole” – Jn 4, 40-41.

La femme désigne l’eau “Moi je sais où est l’eau et j’ai de quoi puiser, mais toi où l’auras-tu ?” Jésus se désigne lui-même “Le Messie qui doit venir, l’eau vive éternelle, c’est moi qui te parle”. © MAB/CTS

Le sanctuaire, de Jésus à Philoumène

Naplouse, qui garde précieusement la mémoire du lieu sanctifié par le Christ, est la cité d’origine de l’apologète chrétien saint Justin, martyrisé en 165 à Rome, qui a théorisé ce que l’on appelle après lui la typologie ; on lui doit la formule “Marie nouvelle Ève”. De nombreux pèlerins de l’époque byzantine mentionnent les lieux saints de tell Balata, notamment en 333 le pèlerin de Bordeaux ; mais un tremblement de terre a détruit le temple de l’Ébal en 362. La carte de Madaba situe la ville mais n’indique aucune église. Il y a pourtant l’attestation au IVe siècle d’une église en forme de croix grecque avec en son centre le fameux puits, profond de 32 m. Saint Jérôme mentionne qu’elle a été consacrée par l’évêque Germain, présent en 325 au concile de Nicée. Peut-être a-t-elle disparu dans le séisme de la fin du siècle. En 558 la margelle du puits est offerte à l’empereur Justinien et on peut la voir à Istanbul. Les Croisés édifient à leur tour au XIIe siècle une basilique à trois nefs, plaçant le chœur au-dessus du puits. C’est ainsi que l’emplacement vénéré devient une crypte.

Ce sanctuaire franc a complètement disparu. En 1885 les grecs-orthodoxes achètent le terrain et son point d’eau, le seul de la ville, donc assurément celui qu’ont connu Jacob et Jésus. Des travaux débutent en 1903 mais dès 1914 le financement russe ne suit plus et la basilique ne sera finalement achevée qu’en 2010. Avant cette date on avait accès au puits mais sans qu’il y ait de bâtiment autour.

C’est donc une église toute neuve que les pèlerins visitent aujourd’hui avec son iconostase, son mobilier doré, ses lampes, les murs couverts d’icônes récentes ou anciennes. Mais à la différence des églises orthodoxes du pays, elle est agréablement lumineuse. La plupart des icônes représentent la scène au puits entre Jésus et la femme de Samarie ; sur presque toutes celle-ci a un air très juvénile, deux jolies nattes encadrant son visage. Confirmation dans l’image qu’il ne s’agit pas d’une femme qui a derrière elle une longue vie maritale, mais que son “erreur” est théologique.

Et si pour nous aussi, pèlerins, il “fallait passer par la Samarie ?” Ne nous privons pas d’un tel rendez-vous. La vaste église et les jardins qui l’entourent permettent un temps de lecture et de méditation de tous ces récits : la longue histoire des origines du peuple, les récits de frères et d’épousailles, la rencontre de Jésus au puits de la Samaritaine qui ouvre à toutes les cultures la bonne nouvelle du Salut.


MARTYROLOGUE

Philoumène le Chypriote moine et martyr

© MAB/CTS

 

Un moine grec, Philoumène le Chypriote, a desservi le sanctuaire durant de longues années. Il descendait volontiers le seau de fer blanc dans le puits, faisait profiter les pèlerins de l’eau pure et fraîche, vendait des objets de piété et regardait les visiteurs avec tant d’amitié qu’on sentait bien qu’il priait pour chacun. Il a été lâchement torturé et assassiné à la hache par des fanatiques juifs le 29 novembre 1979 ; son tombeau se trouve à droite du porche de l’église. L’Église grecque-orthodoxe l’a déclaré saint martyr en 2008.

Dernière mise à jour: 29/04/2024 16:31

Sur le même sujet