De la légende à la réalité : l’épée « de » Godefroy de Bouillon
Benoît Constensoux est historien de l’art et membre du Comité scientifique du Terra Sancta Museum.
L’épée « de » Godefroy de Bouillon est un insigne objet, le plus ancien et peut être le seul à n’avoir jamais quitté la basilique du Saint-Sépulcre à Jérusalem ! Elle y a probablement été placée dès le XVe siècle, et n’en est jamais sortie avant le début du XXIe siècle. Elle rejoindra la section historique du Terra Sancta Museum, le musée de la Custodie de Terre Sainte, en cours de construction dans la Vieille ville de Jérusalem. Les différentes missions des franciscains y seront évoquées comme la Garde des Lieux saints ainsi que les offices qui y sont priés, le soutien aux populations locales et l’accueil des pèlerins et des ambassades. L’adoubement des chevaliers au Saint-Sépulcre n’était pas la moindre de ces prérogatives puisque le custode de Terre Sainte revêtait alors les habits pontificaux.
Le cérémonial des adoubements ne semble pas avoir beaucoup évolué au fil des siècles si l’on en juge d’après les récits des pèlerins. À la fin de leur séjour à Jérusalem, les futurs chevaliers se laissaient enfermer dans la basilique pour y passer la nuit en prière. Ils se confessaient puis assistaient à la messe dans l’édicule de la Résurrection où ils étaient ensuite « armés » chevaliers. Jusqu’au XVe siècle, le custode de Terre Sainte assistait à l’adoubement sans en être le ministre.
Le respecté frère Jean de Prusse
Comme l’a démontré le comte de Gennes dans Les chevaliers du Saint-Sépulcre de Jérusalem, une importante évolution s’opéra pendant la seconde moitié du XVe siècle avec un certain « frère Jean de Prusse ». Son identité exacte demeure inconnue mais il s’agit d’un chevalier, certainement de haute noblesse, puisqu’il est comte et originaire de Prusse, plus précisément de la ville de Dantzig. On sait qu’il s’était retiré à Jérusalem où il prit l’habit franciscain comme tertiaire. Pendant plus de trente-six ans, il fut procureur du Mont-Sion.
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Lorsqu’il est mentionné pour la dernière fois, très âgé, en 1498, il exerce la fonction de collateur depuis une vingtaine d’années. De nombreux récits de pèlerinage contemporains, comme celui du frère Paul Walther de Gugligen en 1482, évoquent ce personnage respecté aussi bien des pèlerins et des franciscains que des élites musulmanes. Même le sultan le connaissait. Sa naissance et sa chevalerie lui permirent d’armer des chevaliers sans que la présence d’un chevalier de haut rang soit désormais nécessaire parmi les pèlerins et, à sa mort, les franciscains se chargèrent des cérémonies.
Frère Jean de Prusse a servi à Jérusalem pendant une période qui connaît de nombreuses mutations. La chute de Constantinople, en 1453, vient bouleverser les itinéraires vers Jérusalem. La route terrestre est désormais fermée et celles maritimes, au départ de Venise et de Marseille, demeurent périlleuses. La chevalerie est déclinante en Occident et le pèlerinage de chevalerie perd peu à peu de son attrait.
Malgré tout, des chrétiens continuent à se rendre en pèlerinage à Jérusalem pour couronner et parachever leur chevalerie qui devient alors spirituelle. Innocent VIII entérine cette évolution en promulguant en 1485, dans le Pontifical romain, l’ordo pour la « Benedictio novi militis ». Puis, probablement en 1499, Alexandre VI donne de nouveaux statuts à l’Ordre du Saint-Sépulcre et accorde aux franciscains le droit d’armer des chevaliers. Désormais, sous l’autorité du pape et par délégation, ce sont les custodes successifs qui assumeront cette charge jusqu’en 1847.
La légende dorée
Les custodes utilisent pour chaque adoubement l’épée dite de Godefroy de Bouillon (1058-1110) qui, en fait, n’est autre que celle pieusement conservée de frère Jean de Prusse ! Moins de cinquante ans après la mort de ce dernier, sa provenance semble avoir été oubliée. Ne fallait-il pas que cette antique épée ait appartenu au plus éminent personnage pour servir aux adoubements et être conservée dans la basilique ? Cela expliquerait la substitution de Jean de Prusse par Godefroy de Bouillon.
Jacques de Villamont (1558-1628 ?), gentilhomme breton adoubé en 1588, est le premier à préciser dans ses Voyages que “le Révérend Père Gardien pren[d] l’épée bénite, que l’on dit être celle de Godefroy de Bouillon”. Il s’agit du récit de voyage le plus populaire de son époque, il sera réédité treize fois entre 1595 et 1609. Les pèlerins ultérieurs parleront quant à eux de “l’épée de Godefroy de Bouillon”.
Il semble qu’il faille chercher du côté des Français la diffusion de cette provenance erronée. En effet, cette attribution a d’abord et surtout été rapportée par des chevaliers français. La publication, en 1573, du Discours du Voyage d’Outre-Mer au Saint-Sépulcre par le parisien Antoine Regnault est un évènement marquant. Son pèlerinage a eu lieu en 1549, année même où Gabriel de Luetz (vers 1508-1554), baron d’Aramon, obtient à Jérusalem une copie des statuts de l’Ordre du Saint-Sépulcre censés dater de 1100(3). C’est alors qu’apparaît la fondation légendaire de l’Ordre par Godefroy de Bouillon. Dans ces statuts, les rois de France en sont aussi déclarés les grands-maîtres(4).
Antoine Regnault est le premier à retranscrire ces statuts de l’Ordre qui lui ont été conférés. Et le baron d’Aramon n’est autre que l’ambassadeur de France auprès de la Sublime Porte de 1546 à 1553 qui a signé le renouvellement de l’alliance entre Soliman le Magnifique et François Ier. Cette alliance, prenant en tenaille le Saint-Empire, a notamment pour importante conséquence la protection accordée à la France sur la Custodie et les sanctuaires de Terre Sainte. De plus, toujours en 1549, l’ambassadeur intervient afin que les franciscains puissent garder le couvent du Mont-Sion. Mais ce n’est que reporté car ils en seront finalement expulsés en 1551 sur ordre de Soliman II. Ainsi les mythes de la fondation de l’Ordre du Saint-Sépulcre par Godefroy de Bouillon et la provenance de l’épée apparaissent-ils simultanément, lorsque l’influence de la France se développe au Proche-Orient en renforçant de façon fort opportune ses nouveaux intérêts.
Une ou plusieurs épées ?
Si l’on peut aujourd’hui expliquer la dénomination erronée de cette épée, il convient de se demander si c’est toujours la même épée qui a servi. Compte tenu de son importance liturgique pour les adoubements et de son statut de quasi-relique, l’épée n’a pas pu être substituée. De nombreux éléments iconographiques permettent de l’attester. La photo des éperons, collier et épée qui a été publiée par Auguste Salzmann(5) en 1856, est certes empreinte d’un romantisme poétique mais l’épée y est parfaitement reconnaissable. Dans son commentaire qui se veut scientifique, Salzmann met en doute l’authenticité des éperons et du collier attribués à Godefroy de Bouillon mais pas celle de l’épée. Un peu plus tôt, en 1827, Antoine Alphonse Montfort a dessiné à la mine de plomb aquarellée l’épée et un éperon. Ce feuillet est conservé au département des Arts graphiques du Louvre(6). Là encore l’épée est parfaitement reconnaissable. Mais une autre source iconographique permet de suivre l’épée bien plus tôt. Il s’agit d’un dessin à la plume qui se trouve dans un manuscrit daté de 1725 et conservé à la Bibliothèque apostolique vaticane(7). Ce manuscrit, rédigé par le franciscain Elzearius Horn, retranscrit notamment le rituel des adoubements dans le chapitre “de modo ac ritu creandi milites Ss. Sepulchri Domini Nostri Jesu Christi”. Ce texte décrit avec précision les observations faites sur place lorsqu’il est gardien du Saint-Sépulcre. Il indique par exemple que les lettres LTDK CSIC et 1615 sont gravées sur la Croix du collier des chevaliers. L’épée est attribuée à Godefroy de Bouillon et une nouvelle fois parfaitement identifiable dans le dessin qui accompagne le texte.
Cela signifie donc que cette épée a survécu aux querelles destructrices qui eurent lieu entre les communautés chrétiennes au sein même de la basilique du Saint-Sépulcre(8). Mais, plus encore, que l’épée a été protégée avec le plus grand soin des musulmans qui, en terre d’islam, interdisaient aux chrétiens de posséder une arme. Alors si cette épée n’est pas celle de Godefroy de Bouillon, elle n’en reste pas moins exceptionnelle ! Et vous pourrez bientôt la découvrir dans les collections du Terra Sancta Museum !
1. Jean-Pierre Reverseau a démontré que la lame de l’épée date du XV e siècle. Cf. l’exposition Trésor du Saint-Sépulcre organisée à Versailles en 2013, cat. 106.
2. Joos van Ghistelle le présente ainsi. Dantzig est l’actuelle Gdansk en Pologne.
3. Ces statuts sont en fait un faux sans doute rédigé cette année-là.
4. Cela peut vraisemblablement expliquer au moins en partie l’intérêt qu’ont eu Louis XIII et Louis XIV pour le Saint-Sépulcre et le fait qu’au XVIIIe siècle les membres de la famille royale faisaient partie de l’archiconfrérie royale du Saint-Sépulcre.
5. Salzmann (Auguste), Jérusalem / Étude et reproduction photographique des monuments de la ville sainte depuis l’époque judaïque jusqu’à nos jours, 1856, vol. texte p. 65 et planches, vol. II, pl. 23 inv. RF 7536, p. 54
6. Inv. RF 7536, p. 54
7. Codex Vat. Lat. 9233, pt. 2, f. 157v
8. Les querelles les plus marquantes sont les combats du dimanche des Rameaux 2 avril 1757 durant lesquels les ornements qui avaient été dressés pour les cérémonies ont été détruits ainsi que l’incendie de 1808
Dernière mise à jour: 20/05/2024 14:47