Au moment où la solution dite "des deux États" prend l’eau de toute part, la rencontre avec les Palestiniens activistes d’hier et d’aujourd’hui rebat les cartes de ce que l’on croyait savoir sur leur propre attente. Et si vivre en paix sur la terre où ils ont toujours vécu, reconnus pour ce qu’ils sont, dans l’égalité des droits, suffisait aujourd’hui à leur bonheur ?
Lorsqu’un Palestinien discutant politique vous lâche l’œil rieur qu’avec un peu de chance, Israël annexera les Territoires, qu’il sera alors Israélien et khalas (« ça suffit » en arabe, prononcer le kh en gutturale), le conflit sera terminé, il ne faut pas prendre ce trait d’humour au pied de la lettre, mais ne pas s’interdire pour autant d’en soupeser toutes les contradictions et amertumes.
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Une blague en dit parfois plus qu’un long discours, et évoquer la « solution à deux États » entraîne d’un bout à l’autre de la Palestine une variété de réponses des Palestiniens quand la doctrine officielle reste en apparence intangible. Car la Palestine est morcelée, et la première partition notable est, bien entendu, celle existant entre la Cisjordanie d’un côté et la bande de Gaza de l’autre.
Côté Cisjordanie, la position officielle est portée, du point de vue de la communauté internationale, par l’Autorité Palestinienne (AP), contrôlée par le Fatah du vieux Président Mahmoud Abbas. Pas question, à ce stade, de sortir des traces dessinées par le leader historique, figure tutélaire du mouvement de lutte palestinien et fondateur du Fatah, Yasser Arafat : en novembre 1988, en acceptant la résolution 242 de l’ONU devant le Conseil national palestinien, celui-ci avait pour la première fois implicitement reconnu l’État d’Israël, tout en proclamant l’État palestinien. La signature des premiers accords d’Oslo, en 1993, confirme cette voie : la solution à deux États apparaît dès lors comme la seule viable pour les héritiers d’Arafat.
Si l’on s’intéresse à la bande de Gaza, il est évident que, malgré le poste-frontière conservé symboliquement par l’AP entre les points de contrôle israélien d’un côté, du Hamas de l’autre, c’est ce dernier, le Hamas, qui porte la parole “officielle” dans cette bande de terre d’à peine 360 km² pour 2 millions d’habitants.
La charte du Hamas du 18 août 1988 est claire quant à ses objectifs : reconquête des terres palestiniennes occupées et disparition de “l’entité sioniste”. Soit une position on ne peut plus explicite en faveur d’un seul État, de la Méditerranée au Jourdain : l’État palestinien. Mais en 2017, la charte a été amendée : un document complète le texte originel, se déclarant en faveur de la reconnaissance de l’État de Palestine dans les frontières de 1967. Soit une façon implicite de reconnaître l’existence d’Israël, même si le texte primitif de la charte n’est pas effacé pour autant. Même le Hamas se placerait donc, à s’en tenir à cet ajout textuel, dans le camp des tenants de la solution à deux États… bien que la rhétorique la plus guerrière soit toujours prompte à ressurgir, lors des épisodes de tension.
Une position de principe affaiblie
Impossible cependant de conclure simplement au consensus chez les Palestiniens autour de la solution à deux États sans évoquer les conséquences sur le terrain de la colonisation en Cisjordanie. En effet, alors qu’en 1993 110 000 colons vivaient en Cisjordanie, ils étaient 662 000 en 2020 selon l’ONG israélienne B’Tselem. Conséquence : il n’y a plus de continuité territoriale au sein même de la Cisjordanie, avec des colonies et des routes interdites aux Palestiniens – et on n’évoque donc même pas ici la problématique du manque de contiguïté territoriale entre la Cisjordanie et la bande de Gaza.
Cette réalité n’a évidemment pas échappé à l’AP : son Premier ministre, Mohammad Shtayyeh, tire régulièrement le signal d’alarme à ce sujet, auquel il avait consacré un livre avant même sa nomination (Israeli Settlements and the Erosion of the Two-States Solution, 2015, Les colonies israéliennes et l’érosion de la solution à deux États, non traduit en français).
Une jeune génération d’activistes
Mais s’en tenir aux positions officiellement défendues par l’AP d’un côté, le Hamas de l’autre, fussent-elles tempérées par l’écueil de la colonisation, serait un peu court, en particulier quand émerge une génération de militants propalestiniens peu convaincus par leurs représentants politiques actuels.
Ainsi, la directrice du plaidoyer au sein du PIPD (Palestine Institute for Public Democracy, Institut palestinien pour la démocratie publique), Inès Abdel Razek, expose sans détour les réticences d’une population palestinienne face à des instances représentatives regardées avec défiance parfois, lassitude souvent, sur fond de haut niveau de corruption, que l’on parle des zones contrôlées par le Fatah ou le Hamas. Dans ce cadre émergent l’idée de revivifier l’OLP, instance regroupant plusieurs organisations palestiniennes, pour en (re)faire une instance dynamique de représentation des Palestiniens à l’international, et l’aspiration à une égalité de droits entre citoyens juifs et palestiniens, fût-ce dans un seul État, binational.
Le tabou, si tabou il y a, est donc levé : “La question est mal posée si on se focalise sur un État/deux États, il faut changer de perspective – résume Inès Abdel Razek – et faire en sorte que les Palestiniens aient accès à leurs droits, collectifs et individuels”. Pour cela, la nouvelle génération se dit prête à sortir du cadre de la “solution à deux États”, pour imaginer un État binational, dans lequel seraient garanties tant la reconnaissance de l’identité palestinienne que l’égalité de droits politiques et socio-économiques.
Les “vieux sages” comme trait d’union ?
Entre des jeunes activistes qui mettent en avant la lutte pour les droits, potentiellement dans un État commun, et des représentants politiques attachés à deux États distincts, la divergence est nette. Mais elle n’est peut-être pas insurmontable si l’on creuse la question avec quelques-uns des “historiques” de la lutte palestinienne. Anwar Abou Eisheh(1), ancien ministre de la Culture de l’Autorité Palestinienne, “membre du Fatah depuis ses 17 ans” et aujourd’hui septuagénaire, se souvient ainsi de ses premières années de militant, lorsqu’il rêvait, avec ses camarades, d’un “État unique, laïque et démocratique”. Puis, explique-t-il, les instances du Fatah et du FPLP marxiste ont peu à peu convaincu sa génération que les deux États étaient incontournables. Ce à quoi il croit encore aujourd’hui, sans s’interdire d’imaginer qu’une fois ces deux États en place, “dans une, deux générations”, voire plus, des convergences pourront se dessiner entre eux.
Autre figure bien connue : Leïla Shahid, ancienne déléguée générale de la Palestine. En novembre dernier, elle déclarait dans une interview à la RTBF que, tout en appelant toujours à la création d’un État palestinien, elle n’était pas sûre qu’il serait “celui dont on parle aujourd’hui”. Et d’évoquer “peut-être une confédération avec la Jordanie, une fédération avec la Syrie, la Jordanie, le Liban… Si Israël change de gouvernement, pourquoi pas une fédération avec Israël aussi ?”
En somme, entre des Modernes tenant d’un “tout, tout de suite” – ou pas trop tard… – qui consisterait en un État binational, démocratique, où l’égalité de droits serait garantie, et des Anciens qui, mesurant la profondeur des fractures à réduire, tiennent la solution à deux États pour la plus réaliste à tout prendre malgré la colonisation, il n’y a peut-être pas tant une différence d’objectifs finaux, que de temporalité.t
1. Voir le portrait que lui a consacré TSM n°663 “Anwar Abou Eisheh l’optissimiste”,en sept.-oct. 2019.
Dernière mise à jour: 21/07/2024 13:36