Longtemps cachés sous plusieurs mètres de sable, des vestiges archéologiques byzantins ont été mis au jour dans l’enclave, à la fin des années 1980. Crise après crise, guerre après guerre, ils ont été patiemment restaurés et aménagés. De toute première importance dans l’histoire de la Palestine, ce monastère permet aux Gaziotes de redécouvrir leur patrimoine.
Le site bruisse des coups des marteaux et du crissement des scies. Dans un coin on taille des pierres. Un peu plus loin deux jeunes femmes analysent des morceaux de charbon pour reconstituer le bol alimentaire d’un pèlerin des premiers temps du christianisme. Au sol, des ouvriers déblaient les restes de 40 cm de sable, étalé en 2012 pour protéger des mosaïques, qui s’apprêtent à être photographiées sous tous les angles. Le sable sera ensuite remis en place.
« Si tout va bien, on dégage ces pavements dans 4 ans », espère René Elter. Le délai peut paraître lointain, mais l’archéologue français, 56 ans, travaille ici depuis 20 ans. L’endroit a été découvert à la fin des années 1980. Gaza vit sa première intifada, tandis que le gouvernement israélien construit des colonies. Sur la dune côtière, plusieurs mètres de sable sont déblayés. Colonnes et chapiteaux apparaissent, datant vraisemblablement de l’Antiquité.
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En contrebas, dans l’intérieur des terres, passe l’avenue Salah ed-Din, du nom du conquérant kurde qui a repris Jérusalem aux Croisés. Ce n’est que l’une des dénominations d’un axe dont le tracé n’a pas changé depuis des millénaires, qu’il s’appelle chemin d’Horus à l’époque des pharaons, via Maris sous l’empire romain, ou encore voie du sultan pour les Ottomans. Il traduit la riche histoire de Gaza, oasis de verdure au milieu d’une terre aride, étape indispensable pour passer d’Égypte en Syrie, du sud au nord, et débouché des routes commerciales venant d’Asie et d’Arabie.
Mais les ruines ne sont pas fouillées. Plus tard, à la faveur des accords d’Oslo, les Palestiniens assurent progressivement leur autorité sur la bande de Gaza. En 1997 ils dégagent les vestiges, premier grand chantier archéologique du tout nouveau service des Antiquités palestinien. Il émerge des sables un vaste ensemble architectural de plus de 10 000 m2, difficilement lisible. Le service des Antiquités fait alors appel à l’Ébaf, l’École biblique et archéologique française de Jérusalem, présente dans la bande depuis 1995 dans le cadre d’un projet franco-palestinien. Institution incontournable de l’archéologie en Palestine, l’Ébaf a fouillé Qumrân et analysé les manuscrits de la mer Morte. Elle charge René Elter de travailler sur le site.
La première mission a lieu en 2001. “Il fallait comprendre le lieu. Vue la localisation, on se doutait que c’était le monastère de Saint-Hilarion, le plus grand et le plus ancien de Palestine. La crypte était la plus vaste de tout le bassin méditerranéen”, dit l’archéologue.
En octobre 2003, les archéologues dégagent une inscription en grec dans le caveau du monastère : “Par les prières et l’intercession de notre saint père Hilarion soyons pris en pitié amen.” La découverte est exceptionnelle : les archéologues ont retrouvé un site perdu depuis 1500 ans, édifié à une période charnière de l’Histoire, quand Rome hésite entre paganisme et christianisme.
Hilarion naît au début du IVe siècle dans une famille aisée de Gaza. Il part à Alexandrie et devient l’un des disciples d’Antoine le Grand, considéré comme le premier des moines, l’inventeur de la tradition monastique chrétienne. Quand le jeune homme revient chez lui, ses parents sont morts. Comme son modèle, il décide de se faire ermite sur une dune de sable juste derrière la mer, à l’abri du vent, face au levant. Le contexte est favorable : en 313, Rome accorde la liberté de culte à toutes les religions, y compris le christianisme, alors l’une des multiples sectes que compte l’empire. Hilarion, par son mode de vie ascétique, attire de nombreux fidèles. Il devient le premier des moines palestiniens.
Et une, et deux, et trois…
En 361, quand Julien l’Apostat, le nouvel empereur, rétablit le paganisme, Hilarion doit fuir. Il erre en Égypte, en Libye, en Sicile et termine son parcours à Chypre, où il meurt en 371. Ses restes sont rapportés à Gaza et déposés dans le monastère qu’il a fondé. Le contexte est à nouveau favorable, pour le christianisme, établi religion de l’empire en 380.
Sur le site, une première église est construite. Mais bâtie sur du sable, dans une zone sismique, elle s’écroule. La deuxième connaît le même sort. La troisième, un énorme bâtiment avec des murs très épais, tient bon. Le premier monastère de Palestine est aménagé en véritable centre d’une forme de tourisme religieux à la mode antique, où l’on se convertit à la nouvelle religion monothéiste, au cours des Ve et VIe siècles. La population de Gaza, territoire cosmopolite, est épargnée, quand les armées musulmanes surgissent d’Arabie, en 637.
Les omeyyades adjoignent des douches aux bains, et la chapelle qui longe l’église pourrait être l’un des premiers lieux de culte de l’islam sur ce territoire. Peu à peu le site tombe dans l’oubli et disparaît dans les sables. Sa remise au jour faillit le perdre complètement. Le chantier est en plein travaux quand, en 2006-2007, le parti islamiste Hamas prend le contrôle de l’enclave. René Elter ne peut plus se rendre à Gaza durant quatre longues années. Quand il revient en 2010, l’endroit a été ravagé par des pluies diluviennes. Avec les moyens du bord – Gaza est sous blocus israélien depuis 2007 -, le chercheur sauve ce qui peut l’être, dans une forme d’archéologie de crise qui s’apparente à de la médecine de guerre. Le site est consolidé avec des centaines de sacs de sable, abrité des averses avec des tôles. Le monastère est mis hors de danger, comme on stabilise un patient.
Parallèlement, une petite école se crée sur les ruines. Des ouvriers et des étudiants apprennent à restaurer et conserver leur patrimoine. Le projet prend une autre dimension
en 2017. L’ONG Première Urgence Internationale dépose auprès du Cultural Protection Fund, géré par le British Council, un ambitieux programme de mise en valeur du site et de formation de jeunes étudiants. Deux millions d’euros sont octroyés à l’ONG qui travaille avec l’expertise de l’Ébaf. Le but : “Assurer l’avenir de ces sites et de ceux qui les protègent. Former des artisans, des archéologues, des guides. Et sensibiliser le public gaziote autour du patrimoine”, dit Jehad Abu Hassan, coordinateur de Première Urgence Internationale à Gaza. Le site est transformé – après avoir été stabilisé, le patient est soigné. Des bâtiments sont construits, des ruines sont mises à l’abri, restaurées, un sentier pour visiteurs est créé, le tout avec les moyens du bord, toujours à cause du blocus.
Les tailleurs de pierre construisent eux-mêmes leurs propres scies, auxquelles ils adjoignent désormais des dents en carbure de tungstène pour allonger leur durée de vie. 5 000 blocs ont été taillés depuis 2018. À la main. La voûte de la crypte a été reconstruite. Elle dessine sa courbure idéale sous les doux rayons du soleil de mi-saison – exemple de l’un des nombreux tours de force des artisans de Saint-Hilarion. Une cinquantaine de personnes travaille ici en permanence – dont une quinzaine de femmes. “On forme une équipe qui, dans 10 ans, pourra prendre le relais”, dit René Elter.
Des musulmans pour le monastère
En 20 ans toute une génération s’est fait la main au monastère Saint-Hilarion. Il y a Naama al-Sawarqa, une Gaziote de 26 ans, qui fait visiter aujourd’hui le site à un groupe d’étudiants de l’enclave. Cette Palestinienne musulmane leur explique ce qu’est le christianisme dans l’Antiquité, le baptême, les mosaïques. “Je suis venue une première fois il y a 10 ans. Ça m’a donné envie d’en savoir plus, alors j’ai étudié l’Histoire. Je voulais devenir guide. Pour moi, c’est un site palestinien, avant d’être chrétien ou musulman. D’ailleurs, les deux religions ont cohabité ici”, explique celle qui a rencontré son fiancé sur le site.
Les onze jours de guerre à Gaza, en mai 2021 – plus de 250 morts -, se sont terminés un mercredi. “Dimanche, tout le monde était sur le chantier, ils avaient hâte de travailler. Quand je suis revenu en juillet j’ai réalisé que l’équipe avait été atteinte psychologiquement. Je leur demande beaucoup, mais le conflit les déstabilise énormément”, dit l’archéologue.
La visite terminée, les étudiants s’installent pour déjeuner. Un bourdonnement se fait entendre. Un expert en photogrammétrie, Palestinien formé à l’Institut national des sciences appliquées de Strasbourg, prend les mesures des ruines dans leurs moindres détails grâce à un drone. Rare moment, dans une enclave survolée en permanence par les Israéliens, où l’un de ces engins volants est utilisé à une autre fin que guerrière.
Dernière mise à jour: 20/05/2024 15:10