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La culture bédouine s’éteint dans le désert, mais revit en ligne

Cécile Lemoine
15 mai 2022
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Clinton Bailey a partagé ses 350 h de sons à la Bibliothèque nationale israélienne pour rendre accessibles à tous les trésors de ses tiroirs. © Cécile Lemoine/TSM

Ayant passé 50 ans à enregistrer la culture des bédouins qui peuplent les déserts du Sinaï et du Néguev, le chercheur israélien Clinton Bailey lègue ses 350 h d’archives sonores à la Bibliothèque nationale d’Israël. Un don aussi rare que précieux pour la préservation d’une culture orale et ancestrale en voie de disparition.


Quand Clinton Bailey commence à documenter la vie des bédouins dans les années 1960, ces tribus semi-nomades perpétuent toujours le mode de vie ancestral, élevant du bétail, se déplaçant de pâturages en points d’eau et dressant leurs tentes dans l’immensité du désert. Armé de son magnétophone, de son appareil photo et de sa jeep, celui qui deviendra spécialiste de la culture bédouine va plonger avec fascination dans leur quotidien. 50 ans durant, il accompagne les clans dans leurs migrations à travers les déserts du Néguev et du Sinaï, et les observe vivre un moment charnière de leur histoire.

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En 1948 la création de l’État d’Israël contraint les 95 000 bédouins du Néguev à se sédentariser. “Les guerres qui s’ensuivent fracturent leur monde, réduisant leurs mouvements et les territoires qu’ils possédaient depuis des siècles à peau de chagrin”, explique le chercheur qui sent alors l’urgence de collecter les bribes du passé millénaire de ce peuple dénué de culture écrite. La plupart des bédouins sont longtemps restés analphabètes. “Le savoir, les histoires et les traditions se transmettent oralement, ce qui rend la culture bédouine à la fois mouvante et fragile. Les plus anciens en emportent un peu avec eux lorsqu’ils disparaissent, tandis que les plus jeunes s’en éloignent.” Clinton Bailey entreprend alors de tout répertorier. Sur cassettes il enregistre des heures de poésies et de proverbes, des négociations et des procès, des mariages et des fêtes. Au total, 350 h d’archives audio qui brossent le portrait de tout un peuple. Il vient d’en céder une copie à la Bibliothèque nationale d’Israël. Uniques par la variété et la profondeur des sujets qu’ils traitent, ces enregistrements sont actuellement numérisés et retranscrits par l’institution qui entend les rendre accessibles en ligne gratuitement d’ici décembre 2022. “Notre mission, en tant que Bibliothèque nationale, est de documenter et préserver toutes les cultures de ce pays, expose Samuel Thrope, le conservateur des collections dédiées à l’islam et au Moyen-Orient qui travaille sur le projet. Les archives léguées par Clinton Bailey sont fondamentales : elles comblent un vide scientifique sur le mode de vie des bédouins et contribuent à garder une trace de traditions presque éteintes.”

Armé d’un magnétophone et de sa jeep, Clinton Bailey voyage de désert en désert à la rencontre d’une centaine de tribus bédouines différentes.©Boris Carmi, 1972

Des traditions fixées pour l’éternité

“Ce qui est surprenant, c’est que je ne me destinais pas du tout à l’étude des bédouins”, s’amuse aujourd’hui le chercheur. Âgé de 84 ans, il reçoit dans son petit appartement d’un quartier cossu de l’ouest de Jérusalem. Tapissé de bibliothèques et d’art bédouin, son intérieur est celui des gens chaleureux et passionnés. Il rit de cette série de hasards qui amène le jeune doctorant en histoire islamique qu’il était en 1967, à rencontrer l’épouse de David Ben Gourion qui lui offre un poste d’enseignant dans un kibboutz du Négev, puis à faire la connaissance de deux bergers bédouins lors d’un jogging dans le désert.

Une intuition germe au fur et à mesure de ses visites dans une centaine de tribus différentes et de ses discussions avec les plus anciens : “J’ai réalisé que leur culture était peut-être aussi ancienne que la Bible”

“J’ai tout de suite été fasciné par ce mode de vie basé sur la survie dans un environnement hostile, se remémore Clinton Bailey. J’ai découvert un peuple terre à terre, à l’écoute des cycles de la nature, et généreux malgré un dépouillement matériel revendiqué.” Une intuition germe au fur et à mesure de ses visites dans une centaine de tribus différentes et de ses discussions avec les plus anciens : “J’ai réalisé que leur culture était peut-être aussi ancienne que la Bible”. Il en fera la thèse de son dernier livre La culture bédouine dans la Bible (2018) : “Je pense aujourd’hui que leurs traditions remontent à plus de 4 000 ans et qu’elles ont fortement influencé les premiers Israélites qui étaient un peuple de nomades”, affirme Clinton Bailey. De quoi jeter une lumière nouvelle sur les lois et les pratiques relatées dans l’Ancien Testament.

Proverbes, poésies, chants… Clinton Bailey a couché sur le papier une culture bédouine qui se transmettait uniquement de bouche-à-oreille depuis des générations. ©E. Ran, The Jerusalem Report, 1991

Même au sein de la communauté bédouine, on salue le travail de celui qui défend leurs droits civiques face à l’État d’Israël depuis 1978. “Clinton Bailey a rendu un grand service à notre peuple”, estime Daham Al-Atwana, un bédouin dont le père était poète. Éditeur à la retraite, il vit à Hura, une ville bédouine du Néguev. Il conclut : “Sa contribution est essentielle : ces enregistrements fixent nos traditions pour l’éternité, et s’avéreront utiles pour les générations qui voudront y revenir.”

Dernière mise à jour: 01/05/2024 11:30

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