Il est brandi à travers la fenêtre du corbillard alors que le véhicule qui transporte le corps de Shireen Abu Akleh traverse difficilement la foule massée sur l’esplanade de la porte de Jaffa, à Jérusalem. Les couleurs de la Palestine flottent fièrement au vent quelques secondes avant qu’un agent de police n’arrache le drapeau des mains de son propriétaire. Le geste est sec, agacé. Le drapeau, confisqué.
Les scènes de ce type ont émaillé les obsèques de la journaliste palestinienne vedette de la chaîne Al-Jazeera, tuée par une balle probablement israélienne, alors qu’elle couvrait des affrontements à Jénine, dans le nord de la Cisjordanie le 11 mai dernier.
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La présence de drapeaux palestiniens dans la cour de l’hôpital Saint-Joseph, plus tôt dans la journée, fait également partie des éléments invoqués pour expliquer la violente charge policière qui a manqué de faire tomber le cercueil de la journaliste.
« L’officier de police m’a dit que tant qu’il y aurait des slogans et des drapeaux, le cortège ne pourrait pas faire un centimètre dehors« , raconte Jamil Koussa, directeur de l’hôpital, corroborant le témoignage d’Anton Abu Akleh, le frère de Shireen et organisateur des funérailles, à qui la police a demandé, en amont des obsèques, à ce qu’aucun drapeau ne soit sorti.
Rien d’illégal
Les officiers de police avaient reçu des consignes précises en amont de la cérémonie : empêcher l’agitation de ces drapeaux, et les confisquer quand ils le pouvaient, selon les informations recueillies par Josh Breiner, journaliste à Haaretz. Le jour de la mort de la journaliste, la police israélienne était même entrée dans la maison familiale, à Jérusalem, pour y décrocher les drapeaux qui y flottaient, alors que ses proches recevaient des condoléances.
Pourtant, rien de criminel ou d’illégal dans le fait de posséder ou de brandir un drapeau palestinien en Israël.
« Le statut du drapeau Palestinien est ambigu dans la loi israélienne », explique Eyal Lurie-Pardes, juriste et membre du think tank israélien Zulat qui milite pour l’égalité et les droits humains. Le drapeau tel qu’on le connaît aujourd’hui, a été adopté en 1964 par l’Organisation de Libération de la Palestine (OLP). Trois ans après, la victoire israélienne lors de la guerre des Six Jours entraîne l’occupation de la bande de Gaza et de la Cisjordanie. Une loi y interdit rapidement le drapeau palestinien.
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Dans les années 1980, l’Etat d’Israël classe l’OLP comme organisation terroriste. « Brandir ce drapeau pouvait être interprété comme une identification à une organisation terroriste, ce qui constitue un crime », souligne le juriste. C’est à cette même période qu’une loi interdit les artistes d’utiliser les couleurs du drapeau palestinien dans leurs oeuvres d’art.
Circonstances extrêmes et menaces à l’ordre public
En 1993, après la signature des accords de paix d’Oslo, les liens diplomatiques s’apaisent entre Israël et l’Autorité Palestinienne. L’OLP est toujours considérée comme une organisation terroriste mais une partie des lois interdisant le drapeau ou ses couleurs sont abrogées.
« De nouvelles directives, émises par le procureur général et approuvées par la Cour Suprême, stipulent que la confiscation des drapeaux ne doit se justifier que dans des circonstances extrêmes », poursuit Eyal Lurie-Pardes, avant de citer la décision, toujours valable à ce jour : « Brandir un drapeau palestinien fait partie du droit constitutionnel de la liberté d’expression qui ne peut être restreint que lorsqu’il y a une quasi-certitude d’une violation grave et sérieuse de l’ordre public. »
Mais que recoupent les « circonstances extrêmes » et quand débutent les « menaces pour l’ordre public », censées justifier les actes de la police ? Les formulations, sont volontairement floues et « utilisées régulièrement en loi constitutionnelle israélienne pour encadrer les sujets relatifs à la liberté d’expression », selon Eyal Lurie-Pardes. Elles restent donc à la discrétion des forces de l’ordre présentes sur le terrain.
Et il se trouve qu’elles sont appliquées avec beaucoup de zèle à Jérusalem, comparé à des villes comme Tel Aviv ou Haïfa. « Les Palestiniens sont vus comme un « trouble à l’ordre public » dans leur existence même », dénonce Inès Abdel Razek, franco-palestinienne Directrice du plaidoyer à l’Institut Palestinien pour la diplomatie publique.
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En août 2021, l’arrestation violente de quatre personnes lors d’une manifestation pacifique dans le quartier palestinien de Sheikh Jarrah où des drapeaux de la taille d’une carte postale ont été brandis, a obligé le ministre de la sécurité publique, Omer Bar-Lev, a reprécisé la directive en appelant les commissaires de police à arrêter la confiscation des drapeaux dans tous les cas, sauf les plus extrêmes.
Supprimer l’identité palestinienne
« Les abus de la part de la police remontent à 2018, lorsque les États-Unis de Donald Trump déménagent leur ambassade de Tel-Aviv à Jérusalem-Ouest, analyse Ori Nir, vice-président des affaires publiques de la branche américaine de l’ONG Peace Now. Alors que peu d’incidents ont été rapportés depuis 1993, on observe à ce moment là une systématisation de la saisie des drapeaux et des arrestations. »
« Ce n’est pas un hasard, abonde Eyal Lurie-Pardes. Les autorités israéliennes ont vu, dans le mouvement américain, un feu vert à la mise en œuvre d’un nouveau statut national sur les résidents de Jérusalem-Est et un moyen de supprimer l’identité palestinienne. Cette obsession sur les drapeaux fait partie d’un mouvement plus vaste de restriction de la liberté d’expression des Palestiniens sous couvert d’un discours sécuritaire. »
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Le drapeau Palestinien, bout de tissu aux quatre couleurs si chargées symboliquement, en est l’un des symboles phares. « Dans n’importe quel régime colonial, le drapeau ou tout symbole utilisé par la population opprimée, dérange le régime en place, explique Inès Abdel Razek. Le drapeau rappelle aux Israéliens la présence d’un sentiment national et collectif chez les Palestiniens. Cela remet en question les fondements même d’un régime qui discrimine toute personne non-juive, et ébranle leur conviction qu’ils ont réussi à endiguer l’identité collective Palestinienne à Jérusalem. »
Qu’à cela ne tienne. Les Palestiniens ont rusé pour continuer à afficher leur identité. Ou comment la pastèque est devenu le symbole de la résistance palestinienne face à l’Occupation, notamment sur les réseaux sociaux. Vert, blanc, rouge, noir… Vous l’avez ?