Actualité et archéologie du Moyen-Orient et du monde de la Bible

Beth Alpha à l’invitation d’Abraham

Claire Burkel
15 septembre 2022
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Beth Alpha à l’invitation d’Abraham
La Synagogue de Beth Alpha : protégé dans une structure moderne le pavement intact de ce lieu de culte du VIe siècle. © MAB/CTS

A la frontière entre Galilée et Samarie, entre Jourdain et plaine, Beth Alpha (voir TSM n°622) vaut bien un détour, si l’on passe à proximité de la grande cité de Beth Shean qui commande l’accès à la vallée du Jourdain et au lac de Gennésareth. Nous sommes au pied des montagnes de Gelboé où furent défaites les armées du roi Saül, triste récit en 1S 31, et dans la riche plaine de Yizréel qui tranche entre la montagne samaritaine du centre du pays et le piémont galiléen.

Beth Alpha, fouillée en 1928 par l’archéologue israélien Sukenik, puis en 1962, n’est plus aujourd’hui que la ruine d’une synagogue du VIe siècle ap. J.-C. comme en avaient tous les villes et villages dès avant l’époque du Christ et dans les premiers siècles de notre ère. Édifiée en basalte, ses murs ne sont plus reconnaissables qu’en ses fondations, mais on peut admirer le pavement resté entier.

Comme souvent dans cette région agitée par des tremblements de terre, le bâtiment a souffert à la fin du VIe siècle de l’effondrement de son toit – des tuiles ont été trouvées au sol –, ce qui a préservé le tapis de mosaïques.

Le soleil sur son char entouré des 12 signes du zodiaque inscrivent la liturgie dans le temps. © Photo MAB/CTS

On peut distinguer encore les tracés d’une cour et d’un vestibule qui jouaient le rôle d’atrium et de narthex. L’abside de la maison de prière est tournée vers Jérusalem, donc vers le sud-ouest puisqu’on est ici au nord du pays ; c’est en son creux que l’on gardait l’armoire à Torah, le bien le plus précieux de la communauté villageoise. Sur le seuil deux inscriptions ; l’une en grec donne les noms des mosaïstes Marianos et son fils Hanina et l’autre en araméen les dates de Justin empereur à Byzance de 518 à 527 ; de chaque côté de ce cartouche au sol sont représentés un lion et un taureau qui figurent des forces opposées… ou complémentaires ? En tous cas très présents dans toutes les mythologies pour affirmer la puissance des pouvoirs politiques
et les richesses offertes en sacrifices.

Une iconographie de Gn 22 déjà très fixée et facilement reconnaissable.© Photo MAB/CTS

Un tapis de tesselles

Le pavement de la mosaïque est réparti en trois tableaux. Premier chapitre à l’entrée, la scène du sacrifice qu’Abraham s’apprête à faire de son fils Isaac –Gn 22, 1-19 – comme une bande dessinée : on voit de gauche à droite deux serviteurs et un âne, l’un tient sa longe et l’autre s’apprête à le débâter ; un bélier attaché à un maigre buisson surmonté d’une main qui sort du ciel ; Abraham avec un long couteau dans la main droite et dans la gauche son “fils, celui qu’il aime”, les mains liées, qu’il élève devant un autel en feu.

Les noms de tous les personnages sont donnés en hébreu, dont “Élohim” à côté de la main céleste. On remarquera l’effroi qui se lit dans les yeux de l’enfant, témoin d’une version araméenne du récit ; en effet dans la version en hébreu le jeune Isaac est totalement consentant et ne manifeste aucune peur devant ce qui doit arriver. Par deux fois le récit précise que père et fils marchent “tous deux ensemble”.

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Au milieu un grand carré contenant deux cercles : au centre la majesté d’Hélios, le dieu Soleil sur un char tiré par quatre chevaux, entouré d’un large bandeau circulaire divisé en douze vignettes, chacune montrant un signe du zodiaque dont le nom est écrit en hébreu et en araméen ; et aux quatre coins les saisons en personnes nisan, le mois du printemps, tammuz, celui de l’été, tishri, de l’automne et tebeth enfin de l’hiver. On retrouve ici les influences de l’astrologie babylonienne tout à fait assimilées par les populations du Proche-Orient autant que par la culture gréco-romaine.

Le troisième tapis de mosaïque, qui précède le tabernacle, représente une armoire à Torah dont les rideaux sont fermés, et des éléments du Temple détruit depuis plus de cinq siècles : un lulav, bouquet végétal de la fête des Tentes en automne, deux chandeliers à sept branches, des ciseaux de circoncision, deux pelles à encens et deux shofars, ces longues cornes de béliers qui servent à annoncer les jours de fête ou le début du sabbat le vendredi soir ; les deux quadrupèdes de chaque côté de l’armoire centrale sont peut-être les lions de Juda ; on voit encore deux oiseaux perchés sur l’armoire.

Ouvrant le Livre, le servant avait devant lui tous les symboles du judaïsme ancien et actuel. © Photo MAB/CTS

Tout est prêt pour la lecture de l’Écriture et l’évocation cérémonieuse des sacrifices au Temple. Au pied de la niche de la Torah une cavité avait été creusée dans le sol qui renfermait des pièces de monnaie datées du IVe au VIe siècle ; c’était sans doute un lieu pour garder le trésor de la communauté et aurait peut-être servi de “gueniza”, resserre de rangement de manuscrits anciens, si cette synagogue avait eu le temps d’avoir une ancienneté.

Une scène inaugurale

Il est frappant de retrouver dans plusieurs synagogues antiques la scène dite en hébreu Aqeda, qui vient du verbe aqed “lier” pour désigner les mains ligotées du jeune Isaac que son vieux père s’apprête à faire passer par le fil du couteau puis par le feu.

On a toujours les mêmes éléments : outre les personnages principaux Abraham et Isaac, deux serviteurs, un âne, un autel de branchages entassés, parfois déjà enflammé et un bélier attaché ou empêtré par les cornes à un buisson. S’y ajoute souvent une main sortant d’un nuage, parfois une inscription. Une iconographie est donc très anciennement mise en place et il suffit parfois d’un seul de ces éléments pour que les priants sachent de quoi il s’agit.

Sur la première mosaïque de la synagogue, dont on voit à droite une reconstitution probable, la dédicace en grec et – partielle – celle en araméen. © Photo MAB/CTS

C’est comme l’ouverture du Livre, la disposition du cœur de celui qui entre pour la prière communautaire ; il se remémore la foi du patriarche et s’apprête à donner à Dieu ses oreilles pour l’écouter, sa voix pour le chanter, un temps de sa journée pour se tenir en sa présence. Se demande-t-il ce qu’il est capable d’offrir à Dieu ? De cette entrée en matière, qui est la mémoire scripturaire, il va traverser les jours, les mois et les saisons, tout l’espace du temps pour se trouver comme au Temple de Jérusalem, là où Dieu voulait faire résider son nom : “Car le Seigneur a fait choix de Sion…, là je siègerai car je l’ai désiré” -Ps 132, 13-14.

Les artistes qui ont signé cette mosaïque n’avaient pas la dextérité de ceux qui ont travaillé à Sepphoris, le dessin est plus naïf, assez malhabile, mais il est au moins resté intact et tout visiteur d’aujourd’hui répond en entrant à la dédicace byzantine “Puissent les artistes qui ont accompli cette œuvre Marianos et Hanina demeurer dans le souvenir des hommes”. Actuellement la visite impose un diaporama avec commentaire, le plus souvent en anglais, qui romance quelque peu l’aventure du village commanditaire.

Abraham quittera le mont Moriyya après avoir compris que Dieu demande l’offrande vivante, c’est le sens de toute consécration, et non égorgée.

On peut se rappeler la synagogue de Sepphoris (voir TSM n°651) qui date du Ve siècle et fait précéder la scène d’Aqeda de l’épisode de l’hospitalité d’Abraham au désert -Gn 18, 1-8. Mais dans cette synagogue du IVe siècle, on n’en voit plus aujourd’hui que le premier carré à gauche avec les deux serviteurs et l’âne dont ils s’occupent. De même à Doura Europos au bord de l’Euphrate en Syrie, cité qui fut prise et détruite en 256 par les Perses ; de remarquables décors peints dans son église chrétienne comme dans sa synagogue ont été découverts par les Britanniques en 1936 et transportés au musée national de Damas. Dans la maison de prière juive du IIIe siècle reconstituée au musée, au-dessus de la niche à Torah sont représentées à gauche une ménorah, au centre l’arche d’alliance et à droite une scène d’Aqeda très verticale : Abraham se tient devant l’autel qu’il a bâti, son fils est au-dessus comme dans une petite niche et le bélier attend en-dessous.

Depuis les hauteurs de Gelboé panorama sur Yzréel la fertile. © Photo MAB/CTS

Il y a donc bien eu une époque avant tous les iconoclasmes, chrétien, juif et musulman, où la plupart des lieux de culte hébraïques s’autorisaient à représenter des personnages, le plus souvent Abraham, mais aussi des zodiaques, des quadriges divins, des figures de saisons et de travaux agricoles avec visages humains. N’y voyons pas confusion ou syncrétisme religieux, mais plutôt une façon de considérer le temps dont Dieu est maître et que l’homme doit habiter.

Que les représentations du temps soient tirées des panthéons grec, babylonien ou latin ne laisse en rien renoncer à la foi d’Israël dont Abraham reste le fidèle prototype. C’est lui qui le premier – dans nos textes bibliques – répond au Seigneur “Me voici” -Gn 22, 1- lui qui, au bout d’un long parcours, obtient enfin la réalisation de la promesse en la personne d’un fils né de son épouse Sara, et qui, passée l’épreuve, devra admettre que ce fils ne lui appartient pas, tout comme aucun être humain n’appartient jamais à un autre. Il quittera le mont Moriyya après avoir compris que Dieu demande l’offrande vivante, c’est le sens de toute consécration, et non égorgée. Ces dispositions figurées à l’entrée de plusieurs synagogues font entrer dans la foi ajustée, à la manière d’un bénitier qui, au porche des églises, invite à se signer au nom du Dieu Trinité.

Dernière mise à jour: 15/05/2024 14:34

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